Comité local de Bordeaux

Compte rendu réunion publique du 3 octobre 2009

« Évaluation ». En soi, ce mot, quand il désigne l'action de déterminer la valeur ou l'importance d'une chose, évoque plutôt un désir d'appréhender, de comprendre, voire de changer le monde qui nous entoure. Évaluer, pourquoi pas, mais pour quoi faire ? Désormais, voilà l'évaluation invoquée sans arrêt, dans de multiples domaines, mais souvent ramenée à de la mesure, des items, du contrôle, parée des atours d'une « science », confiée à des spécialistes auto proclamés. Une évaluation prolixe sur ses modalités comme s'il s'agissait de mieux masquer ses enjeux.INTRODUCTION par Patrick Geffard, rééducateur en RASED

Ce que n'est pas l'Appel des Appels :
une association interprofessionnelle fermée avec des objectifs définis à l'avance ;
une organisation politique traditionnelle ;
une association organisatrice de réunions programmées.
L'Appel des appels est ce que ses participants en font.

« Évaluation » Ce terme apparaît souvent à travers des procédures, en recherche, éducation, santé, information, création..., qui ont furieusement tendance à se ressembler, et qui sont d'origine exogène aux praticiens de ces secteurs.
Ce qui est mis en avant c'est le Bien, l'utilité sociale pour ceux qu'on nomme de plus en plus généralement des « usagers ».
Les praticiens n'ont pas attendu ce phénomène pour mettre en pratique des évaluations.
Ce qui nous intéresse aujourd'hui ce sont plutôt les formes dans lesquelles elles sont mises en place et ce qui les sous-tend : quelle idéologie ?

INFORMATIONS
27 août 2010 à Bordeaux, l'Université du Travail Social, en partenariat avec l'IEP.
PARUTION LE 4 NOVEMBRE : L'Appel des appels. Pour une insurrection des consciences,
R. Gori, B. Cassin, C. Laval (dir.), éditions Mille et une nuits
Suite à son Assemblée Générale, le 3 octobre 2009, l'Appel des appels a décidé d'initier une évaluation des évaluations.
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Première série d'interventions, animée par Patrick Geffard
Pierre Le Roy : chercheur en sciences humaines et psychanalyste
Olivier Joulin : vice-président du Syndicat de la Magistrature
Michel Rigoulet : Professeur des universités, animateur d'une équipe de recherche en biochimie au CNRS.


Deuxième série d'interventions, animée par Florence Briolais, psychanalyste
Frédéric Delhoume : comédien, musicien, metteur en scène. Compagnie Gardel et festival les lecturiales.
Annick Ventoso Y font : enseigne à l'IUFM d'Aquitaine, a été longtemps enseignante spécialisée en ZEP à Bègles.
Gilles Lemagnen : enseignant-chercheur à Bordeaux II en pharmacie et psychologie.


I. PREMIÈRE PARTIE

Ollivier Joulin
À votre avis, quelle est la personne qui a fait l'audimat le plus important en 2008 ? C'est Fabrice Burgaud, devant la Commission d'Outreau : est-ce à dire qu'il est le meilleur des juges ? À la suite, il a été décidé de se poser une question de fond : comment évaluer les juges ? Comment recruter le meilleur des juges ? Comment pourrait-on monter quelque chose de l'ordre du prédictif ? C'est alors qu'on été instituées des méthodes de sélection à l'aide notamment de tests « psychologiques ».
Le diagnostic en ce qui concerne Fabrice Burgaud avait été immédiatement posé par... des journalistes : « psychorigide », le remède proposé : sélection des juges sur prédictions ;
La mission qui a été élaborée :
évaluer la présence ou l'absence de certaines aptitudes chez la personne candidate, les risques professionnels et les troubles en utilisant « le neo pi-r »(!) : les « 5 facettes de la personnalité » - tests absolument transposables à n'importe quelle profession - : la stabilité émotionnelle, l'extraversion, l'ouverture d'esprit, l'amabilité et le caractère consciencieux.
Recours au DSM.IV
Il ne s'agit pas de diagnostiquer des structures de personnalité mais de rechercher des « tendances »
Des tests cognitifs sont également ajoutés pour compléter et prouver au « garde des sots » que nous avons été parfaitement évalués

Cela a été mis en place conformément aux v%oe%ux du Parlement. Voilà une approche pseudo-scientifique faite pour produire des magistrats dociles (vouloir devenir juge, selon ces critères, c'est déjà un petit peu psychopathologique...)
Que l'on assiste à une instrumentalisation de la psychologie : on laisse entendre qu'on peut faire du recrutement sans risque et qu'on va pouvoir élaborer un véritable référentiel métier avec l'idée de ce qu'est un magistrat idéal à recruter.

Commentaire personnel :
vigilance quand on me posera des questions sur les affaires que je traite, je suis astreint au secret professionnel
comme magistrat je suis quelqu'un d'indépendant, mais il m'arrive régulièrement de douter de moi ; j'ai parfois le sentiment que ma décision ne sera pas la bonne ou sera inefficace ; il m'arrive de me décourager, de sentir mes larmes monter en entendant la douleur d'une victime, le remords d'un coupable : soit tous les éléments d'une « personnalité méfiante » - je suis parfois un peu « introverti », parfois un peu « original et indépendant » = suis-je donc un mauvais magistrat ?

Pierre Le Roy
chercheur en sciences humaines : expérience de formation des futurs candidats acteurs sociaux, notamment j'observe comment on les sélectionne.
psychanalyste, j'ai pu voir combien chacun pouvait être pris dans ce maillage pseudo scientifique de l'évaluation, du moins dans le champ du Travail Social.
Quand on sait ce qu'on peut tirer de quelques tests psycho-techniques
Il y a quelques années à l'École de la Magistrature, il y avait du psychodrame (avec François Cloupet notamment) : le but était de préparer les futurs magistrats à leur implication émotionnelle dans le travail. Rien à voir avec ce qu'on fait actuellement !
Maintenant ce n'est même plus le DSM IV, mais le DSM V qui sous-tend l'évaluation dans notre champ : encore mieux ! Typiquement béhavioriste et comportementaliste donc prédictifs, centré sur les « tendances ».
Une inspection académique tente de remettre sur le plateau une évaluation prédictive pour les 4-8ans Nos dirigeants estiment que les tests sont la seule façon d'évaluer les choses. À partir de maintenant on va vous donner les moyens de confirmer votre productivité en tant que Travailleur Social. On ne désigne plus aux travailleurs sociaux ce qu'ils se doivent de faire, mais ce qu'on veut qu'ils fassent. C'est ainsi, par exemple, qu'on a vu une éducatrice d'AEMO aller au domicile d'une mère pour un enfant pris en charge, y découvrir un homme sans papiers et aller le désigner aux autorités ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.
Dès que l'évaluation s'attaque à la question de l'humain, elle ne peut que pervertir.
Dans un lycée a été installé un logiciel pour orienter les élèves de troisième ; pour telle filière, il faut avoir entre 12,53 et 13,11. Si j'ai 12,52... je me retrouve dans une autre filière...
La sélection des futurs candidats travailleurs sociaux par des tests écrits : tout le monde sait dans ce secteur qu'un test professionnel ne veut rien dire, plusieurs rencontres sont nécessaires pour faire un repérage de quelques tendances, mais ce n'est valable que dans le secret de la relation.
Un exemple de la méthode pseudoscientifique : certaines écoles à Bordeaux utilisent la courbe de Gauss. Au-dessous de 4 on élimine parce qu'on juge « incapable ». De 17 à 20... on élimine aussi, parce que pour obtenir un tel résultat, Gauss a décidé que ça ne pouvait être que des manipulateurs !
Sur la sélection : même avec la notation par lettres : A, A+, B, B+, ... personne n'y comprend rien, au final le résultat est grave, les professionnels soi-disant sélectionnés, fournis avec le profil et les qualités requises, finissent par répondre, non aux besoins des populations, mais à ce qu'on attend d'eux (aucunement couverts par un code déontologique, le secret professionnel, des cadres). Au lieu d'être des révélateurs des malaises sociaux, ils deviennent l'instrument du pouvoir étatique ou local, qui a besoin d'une vitrine.
C'est là que la psychanalyste a son mot à dire : quand on travaille en relation avec les populations et les individus, on ne peut pas considérer les êtres humains comme des boulons.
La garantie de la parole des humains en souffrance est le seul garde-fou.

Michel Rigoulet
Nous, scientifiques, on a l'habitude d'être évalués très souvent, c'est un jeu auquel on se prête volontiers, dix à quinze fois par an !
Cette évaluation avait déjà dévié car de plus en plus elle devient quantitative.
La biométrie est le cheval de Troie d'une idéologie un peu particulière :
sont pris en compte
le nombre de publications dans des revues
les indices de citations. Un exemple : si un chercheur écrit un article en disant que le réchauffement climatique n'existe pas, il va récolter une foule de citations... de la part des chercheurs qui vont le réfuter... mais son indice de citations sera excellent !
Se met en place aujourd'hui une stratégie qui va changer complètement la démarche scientifique : « vous, scientifiques, êtes jugés par des pairs, donc vous formez des réseaux complaisants, non indépendants » - critique acceptée.
On nous a dit :
il faut de l'indépendance
il faut de l'objectivité
il faut considérer les besoins de la société.
Beaucoup de scientifiques sont sensibles à ces arguments. Sur le modèle de l'Adverse Event Reporting System (AERS) : quelques personnes ont décidé de façon opaque que pour chaque examen on va faire un comité ad hoc : on y a mis 50 % de gens venant de l'industrie, quelques politiques sans compétences scientifiques, des scientifiques notables n'ayant pas publié depuis longtemps - et on leur a donné une lettre de cadrage indiquant précisément tous les aspects à examiner par le comité.

On est en train de nous faire entendre que ce que nous avons à apporter à la société ce sont les brevets : mais l'intérêt social est-il vraiment là ?
On a dit aux scientifiques : « vous êtes des fonctionnaires, on va changer ça. Il faut des scientifiques très très bien payés, il faut repousser l'âge de la titularisation, on va évaluer vos projets de recherche (projets à trois ans maximum) et si nous avons la bonne fin de l'histoire... vous serez financés ». Quelle recherche peut-on mener si on doit savoir avec quel résultat dans trois ans ?
À partir de ces surprimes à certains, des projets non finalisés parce que non conformes aux désirs des industriels, on va casser les solidarités, cristalliser les hiérarchies (on n'a surtout pas besoin de ça en sciences !) et aboutir à une tout autre démarche, soumise notamment aux grandes entreprises pharmaceutiques.
C'est clair que la science a besoin de s'intéresser à la société, mais si elle ne s'appuie pas sur une science fondamentale solide elle s'arrêtera. Aujourd'hui on se sert des recherches faites il y a 30 ans. « on n'a pas trouvé l'électricité en améliorant la bougie... »
À travers la distribution de l'argent public, les promotions, on est en train de casser ce qui a fait très peur aux politiques : en 2005, tous les grands patrons de laboratoires ont démissionné ensemble.

DÉBAT

Un travailleur social, formateur : demande de préciser le rapport entre juger et évaluer.
Olivier Joulin : on peut juger les autres si auparavant on a été évalué comme apte à juger. C'est valable pour toutes les professions, et il y a des batteries de tests pour « évaluer les compétences professionnelles ». La question de fond qui est derrière « juger, c'est évaluer » : au lieu de transposer les techniques de l'ordre des sciences humaines on a essayé de trouver un référentiel émanant des « sciences dures », plutôt que des « sciences molles », selon les promoteurs de ces méthodes.

Une question à Michel Rigoulet : quel est le point de rupture en ce qui concerne les « comités d'évaluation » ?
Michel Rigoulet : Oui, on est passés de comités de jugements par des pairs à des responsables de comités politiques et industriels, notables scientifiques qui ne font plus de sciences. Mais le second point est fondamental : ces comités sont choisis pour une mission et ont une lettre de mission pour corriger la démarche scientifique et la rendre plus sensible dans le sens de l'industrie. C'est en plus totalement opaque. L'avis du comité va remonter, cet avis sera retraité par un autre comité complètement opaque qui va envoyer au directeur de laboratoire cinq lignes lui disant ce qu'il doit faire, sans motiver ces avis. Personne ne connaît personne dans ce système, les nominations se font à partir du ministère, en cascade, il n'y a aucun élu !

Une intervenante : La recherche, la justice, le travail social, ce sont des services publics. Le mot d'« évaluation » va avec « client » mais non avec « usager », encore moins « citoyen ». Hiérarchies, mise en coupe réglée, briser les solidarités : tout cela fait penser aux méthodes de la Scientologie. Plusieurs personnes au gouvernement ont l'air très branchées avec ce genre de secte, est-ce qu'on en sait quelque chose ?

Pierre Le Roy : oui, la Scientologie utilise les mêmes méthodes. Ceux pour qui les dérives de
l'évaluation n'est pas qu'un état des lieux, ce sont ceux qui sont en souffrance, et ils le paient de leur corps.
À l'hôpital, on demandait le temps passé pour dire bonjour à un paranoïaque ; au final, cela influe sur le nombre de personnel nécessaire, et au bout de la chaîne encore plus de souffrance des personnes en difficulté.

Ollivier Joulin : il y a aujourd'hui le RGPP (Référentiel Général des Politiques Publiques) : une bonne justice est une justice qui condamne. Pour un service de police, toute infraction doit donner lieu à une identification de coupable. Identifié = bien, non-identifié = pas bien.
En justice, une réponse pénale = bien, pas de réponse pénale = pas bien
4 personnes identifiées = 4 procédures déférées devant le juge = 4 bâtons
1 gros trafiquant = 1 seul bâton
et ce qui compte c'est le nombre de bâtons...
on va donc favoriser les procédures qui garantissent le moins le droit des individus :
plaider coupable
comparution immédiate
surtout ne pas faire de procès longs (suppression du juge d'instruction, qui prend son temps)
notre RGPP évalue le système judiciaire : on va remplir les prisons de petits délinquants, pour le reste ça n'est pas intéressant.

Question d'un psychologue psychanalyste à M. Joulin : Je suis effaré des conséquences de la sélection des candidatures à l'École de la Magistrature ! C'est une aberration totale ces cinq critères de la personnalité : de la fantaisie pure !
Le DSM n'est déjà pas très fiable, en plus il est détourné !
Qui a mis ça en place ? Et comment ?

Ollivier Joulin : il y avait une commande adressée par le Président de la République, via le Garde des Sceaux, via le Directeur de l'EM : on a trouvé des psychologues... la plupart des psychologues ne connaissaient pas le « neo pi-r » ! - ceux qui ont trouvé ça ont puisé dans ce qui se faisait il y a 30 ans et qui est abandonné depuis 15 ans aux USA... ce qui montre bien que ce sont des chercheurs qui ne cherchent plus !

Un chercheur à Sciences Po. : les procédures d'évaluation ont été récemment modifiées dans le sens de ce qui a été décrit. Il y a une sorte de starsystem à Sciences Po qui est très prégnant. La responsabilité de l'acceptation et de la mise en fonctionnement de cette procédure n'incombe pas entièrement aux forces extérieures : quand on veut mettre en cause l'idéologie de l'évaluation, une grande partie des collègues (les 35, 40 ans notamment) est à fond pour ! Ils ont été élevés dans ce type d'idéologie, pensent y avoir intérêt, et la défendent corps et biens contre les « vieux crabes passéistes » que nous sommes à leurs yeux. C'est extrêmement préoccupant.

Michel Rigoulet : il y a des luttes mais vous n'en entendrez pas parler à la télévision ni à la radio : pendant deux ans, aucun Conseil d'Administration n'a pu se tenir au CNRS à cause de perturbation par ces luttes. Finalement ils ont trouvé la parade : ils se réunissent... en Suisse. En sciences on est en train de recruter des jeunes loups formés aux USA, qui jouent bien leur rôle (on leur confie de grosses responsabilités tout de suite) mais ils ne produisent pas beaucoup. Au CNRS, on n'a pas le droit d'évaluer des jeunes : « il » a été considéré comme un génie, il a plein de crédits, s'il ne produit pas ce n'est pas grave on a beaucoup d'autres problèmes à s'occuper). Pourtant, ils vont se casser la figure en fin de course...

Un intervenant : c'est la même chose dans les Services Publics qu'on fait en sorte de gérer comme des entreprises. Ce n'est pas d'aujourd'hui, il y a des décennies qu'on évalue l'humain : élèves, professeurs, établissements, on en fait trop, on le fait surtout mal : c'est perverti. Y compris dans le domaine privé. Il y a un dénominateur commun : les travailleurs ceux qui s'engagent dans le mouvement syndical qu'on évalue, non sur leur compétence, mais sur leur engagement syndical (CGT notamment). C'est sournois. Il n'y a pas de grille, il y a le QI, mais depuis quelque temps, il y a le Quotient Émotionnel... on les ajoute, on les multiplie...
Qui pilote ? C'est Sarkozy, et au-delà il y a l'argent-roi du patronat français, européen, mondial...

Pierre Le Roy : il ne faut pas qu'on soit à nouveau dans le « Grand Satan ». Beaucoup de ces évaluations se sont mises en route à partir d'une modification de gestion des politiques locales. Une note d'une Inspection Académique dit qu'il va falloir faire une étude au niveau des troubles de l'hyperactivité... ils disent que les médecins, les psychologues vont avoir du mal à le diagnostiquer...

Une intervenante : j'ai l'impression qu'il y a une volonté de mettre en concurrence les individus, de casser les liens de solidarité comme c'est le cas dans le secteur privé depuis longtemps. Il s'agit d'empêcher les luttes et moyens d'actions qui remettent en question le Pouvoir.


II SECONDE PARTIE

Le public reste très attentif aux interventions qui sont certes brèves mais efficaces ; ce qui permet que le temps du débat sur les idées exposées soit respecté. Les moments d'échanges entre les intervenants et le public sont essentiels pour l'Appel des appels.
Florence Briolais invite chaque intervenant à se présenter.
Frédéric Delhoume : comédien, musicien, metteur en scène. Compagnie Gardel et festival les lecturiales.
Annick Ventoso Y fait : enseigne à l'IUFM d'Aquitaine, a été longtemps enseignante spécialisée en ZEP à Bègles.
Gilles Lemagnen : enseignant-chercheur à Bordeaux II en pharmacie et psychologie.

Annick Ventoso Y Font : Si nous parlons ici d'évaluation c'est que quelque chose nous révolte, pourtant, l'évaluation à l'école ne date pas d'aujourd'hui. La notation permettait déjà de faire émerger une « élite »...
Pourquoi ce ressenti de danger avec les évaluations vécues à l'école ?
Les évaluations en cours de formation, dites « nationales », sont imposées par le ministère de l'Éducation nationale : nous sommes passés de pratiques de l'évaluation artisanales, subjectives, à un mode d'évaluation dite « objective, scientifique, nationale ». Dans le mode antérieur les choses tendaient à se rééquilibrer, dans le mode nouveau ce sont toujours des dispositions décidées par le ministre et on évalue l'ensemble des élèves d'un niveau donné. À cela s'ajoute une évaluation internationale pour le « suivi des acquis des élèves », mise en place par l' OCDE , pour voir quels sont les « meilleurs résultats » (la France est mal classée...).

L'évaluation nationale a été mise en place en 1999 par le Conseil National de l' Evaluation . En apparence elle est justifiée par l'idée de mieux connaître les élèves, pour les faire progresser. En fait c'est l'école qui doit devenir « meilleure » : on vérifie si le système éducatif fonctionne « bien » : si les enseignants et les élèves se conforment bien aux nouvelles normes de la société libérale. Nous sommes là dans le management, dans une société qui gère des individus « productifs », sauf que l'école forme non pas des objets mais des êtres humains...
De tous temps l'école a eu mission de conformer les élèves au modèle politique et social dominant. Actuellement tout repose sur des statistiques, une norme, fruit d'un calcul auprès de populations « parentes » : or ces conditions y compris pour les statisticiens - ne sont absolument pas dignes d'une démarche scientifique. Ce n'est pas tant l'outil qui est en cause, que son fondement positiviste selon lequel il est possible de penser rationnellement et scientifiquement l'humain. Utiliser ce type d'outil a une incidence majeure sur notre conception de l'humain : il équivaut à former l'autre rationnellement et sûrement à un modèle dominant.
On est passés d'un État gestionnaire à un État tout-puissant !

J'enseigne l'Évaluation à l'IUFM, notamment.....
Je me pose la question du rapport de l'école au politique. Depuis la Cité grecque, l'idée est que le Politique, ce n'est pas la domination du plus fort mais quelque chose qui relève de l'éducation des citoyens. Sauf que ce n'est pas si évident : le politique fait de l'institution éducative l'outil de sa mise en %oe%uvre, ce qui pose la question de l'autonomie de cette dernière à l'intérieur même de sa dépendance.

Comment s'en sort-on ? Il y a la résistance. Il faut que les enseignants arrêtent de s'épuiser dans des pratiques évaluatrices qui sont du contrôle et ne servent pas une meilleure connaissance réelle des élèves. À la place, il s'agit de construire nos propres modes d'évaluation qui tiennent compte de la valeur donnée aux êtres et aux institutions.
J'ai entendu à la radio des enseignants (des Réseaux d'Aides notamment) confrontés à des gens qui avaient des préoccupations économiques : ces enseignants avaient beaucoup de mal à parler de la « substantifique moelle » de leur travail (relation, mise en confiance, travail d'équipe).
Il est nécessaire de cultiver l'autonomie des acteurs professionnels : ce qui suppose de mettre en %oe%uvre un autre regard, le regard particulier des acteurs du système éducatif sur leurs propres actions et sur leur relation à l'autre. Cela consiste à s'évaluer soi-même en mettant en lumière les valeurs auxquelles ces actions se réfèrent et qui ne se réduisent pas à celles des évaluations d'état en %oe%uvre actuellement.

Frédéric Delhoume : la Culture, c'est difficile à définir, c'est un cadre fluctuant qui ne va pas s'arranger. La Création artistique : En connaît-on aujourd'hui les critères ? Est-ce par exemple apposer la signature Marcel Duchamp sur l'émail de la cuvette des chiottes ?
L'évaluation de la politique culturelle, elle, existe bien. Évaluer un livre, c'est en réglementer la lecture. En France, il n'y a pas de Culture sans volonté politique.
Pourquoi faut-il un ministère de la Culture ? Une politique culturelle à l'échelle de la nation, à l'heure de la mondialisation ? (Aux USA ils s'en fichent pas mal !).
S'agit-il d'un Divertissement au sens où Pascal l'entendait : les rapports humains étant ce qu'il y a de plus difficile, on préfère organiser le rapport aux choses, aux techniques, aux marchandises ?
Ce qui compte, est-ce la notoriété ? La virtuosité ?
Aujourd'hui de quelle manière, plus ou moins efficace, un artiste développe son champ d'action ? Par des réseaux, des coteries. Mais ce sont d'abord les « comités d'experts » - dont la plupart ne sont pas des artistes qui décident de qui va recevoir les subventions. Les critères sont mystérieux...
Les américains, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, et profitant de la faiblesse des autres pays, se lancent dans la conquête du monde et créent des « think tanks » qui se situent d'emblée sur le plan culturel. Ils inondent le monde de leurs tuyaux (en anglais, grâce à la domination de quelques oligopoles comme Vivendi (avec à sa tête Jean-René Fourtou... tout un programme !).
C'est bien le modèle américain du libéralisme sauvage et tout marchand qui l'emporte partout, y compris dans l'industrie culturelle et du divertissement, premier poste des exportations américaines, devant l'armement !

Quel est le rôle d'une politique à la française, voire à l'européenne ? En 1945, c'est la reconstruction, avec le syndicalisme culturel comme fer de lance de luttes symboliques. Le PC partage sa puissance avec celle du Gaullisme, en un consensus pour soutenir la Culture. À partir de 1958, Malraux crée le Ministère de la Culture, puis les Maisons de la Culture. " qui relèvent d'une politique entièrement publique. À partir de ce socle apparemment solide, se développe toute une politique culturelle.
En 1909 : après un procès, les appointements des artistes sont reconnues comme un salaire.
En 1969 : tous les acteurs et interprètes ont un statut de salarié, avec protection sociale et organisations sociales spécifiques - ce qui est attaqué depuis 20 ans par le patronat et le gouvernement. Unique au monde : le chômage apparaît dans ce statut comme une caractéristique des professions concerner : « intermittents du spectacle », « spectacle vivant ».
L'Europe, menée par la France, a décidé de protéger sa production cinématographique, ce patrimoine culturel qui est aussi un ferment à protéger. Pour ces secteurs, des mécanismes ont été inventés :
quotas de diffusion télévisuelle en France et en Europe qui sauvent énormément de productions et d'artistes
création d'un fonds de soutien, à tous les échelons de la production cinématographique. Sur le prix du ticket de cinéma, 13 % alimentent ce fonds.
Ces dispositions sont très attaquées par l'AGCS , mais restent encore sous la protection de l'« exception culturelle » - devenue « diversité culturelle » (flou... artistique ?), mais ce n'est qu'un délai
À noter : les américains, ont exclu, pour les protéger, leurs productions cinématographiques et audiovisuelles de leur accord multilatéral ALENA...

Gilles Lemagnen : je vais plutôt parler de la partie immergée de l'iceberg, c'est-à-dire les critères de l'évaluation et ce qu'on en fait.
La démarche Qualité ISO 9001
C'est une énorme machine qui sert à broyer les individus, ou bien une amélioration des façons de fonctionner ou de ce qui est produit ?
ISO =International Organization for Standardization
ISO 9001 = pour conception, développement, production, installation et services : norme qui permet l'audit et la certification, et qui est la plus utilisée.
La certification est une procédure par laquelle une tierce partie montre qu'un produit est conforme aux exigences d'un cahier des charges ou de spécifications techniques.
La qualité est l'ensemble des caractères d'une entité de production, qui leur confère l'aptitude à satisfaire des besoins exprimés ou implicites. Elle concerne à la fois les clients et les produits, ce qui n'est pas toujours commode à concilier.
La gestion de la qualité se fait par le « pilotage »... C'est un train qui roule.

Tout le monde a une carte à jouer ! Les normes de l'ISO sont adaptables.
Il existe deux types de normes :
les normes contraignantes (exemple : celles qui prévalent pour la mise sur le marché d'un médicament) on les appelle « les bonnes pratiques ».
les normes adaptables, c'est le cas de la norme ISO qui a été choisie, qui va être pilotée par une « système qualité » qui doit être mis en %oe%uvre dans toute la société civile. Il s'agit d'un ensemble de moyens de mise en conformité par rapport à un système normatif :
- système documentaire : il existe déjà
- système de vérification (audit interne = « auto-évaluation » ; audit externe)
- système d'évaluation des performances, à partir d'« indicateurs qualité », avec derrière, un système d'analyse des résultats au niveau des « revues de direction ».

On peut relever deux biais : le choix des indicateurs de qualité, et l'utilisation qu'on en fait.
Au c%oe%ur de ce système trône le « client roi », d'où découlent 8 principes de gestion :
Principe 1 : Orientation client : en réalité c'est biaisé, ainsi on voit 3000 étudiants pour un professeur, dans un amphi et des salles munies d'écrans... client satisfait ?
Principe 2 : Leadership : on poursuit l'excellence
Principe 3 : Implication du personnel : c'est un moyen extrêmement efficace pour fliquer les gens. Je suis dans un labo certifié ISO ; on peut ici avoir des discussions de fond avec les intervenants ils rapportent que souvent lors des premiers audits, la direction voit ce système comme un système de flicage qui va leur permettre de garder les « bons » et virer les « mauvais », distribuer des primes. Ça devient un outil de pouvoir alors que ça pourrait être aussi un système de contre-pouvoir en façonnant ses propres indicateurs de qualité.
Principe 6 : Amélioration continue des services rendus aux clients. Comment ? Au moyen des audits, des indicateurs qualité c'est-à-dire le chiffre finalement, ce qui est mesurable. C'est là qu'on marche sur la tête ! Mais il y a une possibilité de prendre en compte le qualitatif.

Question importante : par qui sont « préalablement fixés » les objectifs ?

L'AERES surveille toutes les activités liées à l'Université qui « doit passer d'une logique de moyens à une logique de résultats », ce qui est une absurdité.
L' AERES a été occupée par les chercheurs en lutte .
« Commençons par améliorer ce que nous savons faire, mais pas encore assez bien. Ensuite nous innoverons, mais pas l'inverse. »
La qualité doit être l'affaire de tous.

DÉBAT

Pierre Le Roy : Quel savoir ont les « auditeurs » sur la chose qu'ils sont amenés à évaluer ?

Gilles Lemagnen : ils n'ont pas besoin de savoir ; juste d'avoir une bonne connaissance des normes : il ne s'agit pas de porter un jugement. On décrit ce que l'on fait, c'est un contrat entre le client et l'entreprise. Vous êtes capables de décrire exactement ce que vous allez faire, il n'y a pas besoin pour l'évaluateur de savoir quel est le contenu.

Un intervenant : on parle là de totalitarisme. Le système est totalement insidieux. Cela pose le problème des contre-pouvoirs et des moyens de résistance.

Annick Ventoso Y Font : c'est l'emprise de l'État sur l'éducation. Je suis résolument pour une école publique, donc une école de l'État. L'État est là pour défendre les lois d'une institution. Les programmes, référents, cadres, aboutissant à des circulaires de fonctionnement, sont absolument nécessaires aux institutions. On est actuellement dans un système d'évaluation qui tend vers du totalitarisme, parce que les acteurs professionnels n'ont plus d'espace pour créer leurs propres réponses. Évaluez-vous, créez, inventez vos normes qualité à vous !
Dans ce qui se passe actuellement, il y a un démantèlement de l'école publique. S'évaluer, ça ne veut pas dire permettre aux enseignants de bricoler perso ; mais que ce soit l'ensemble des personnes concernées par l'éducation qui agissent et pensent cette « qualité » - parce qu'ils ne sont pas non plus indemnes de responsabilité. L'autonomie du système d'évaluation par rapport à une emprise totalitaire, suppose que l'ensemble des acteurs se mobilise pour la qualité.

Une intervenante : Vous nous avez donné ce soir une leçon de vocabulaire effroyable. La contamination d'un vocable unique, c'est un long glissement, depuis les années 90 pour le mot « évaluation ». Par inattention, on reprend en bouche les mots, et on aboutit à des dérives.
Depuis la réforme Bayrou on a vu apparaître les modules et la grande comptabilité. Beaucoup de monde ne supporte plus ça. C'est tellement insensé qu'ils n'y arrivent plus ! Il y a donc un espoir qu'ils ne le fassent pas et qu'ils trouvent autre chose.

Frédéric Delhoume : Il y a une incidence terrible du vocabulaire, le totalitarisme peut passer par là. À l'origine, évaluation = force de vie... c'est complètement détourné ; concurrence, vient de « courir ensemble »... détourné aussi. On assiste à un rapt symbolique de la part d'officines payées pour ça.

Un intervenant : Barthes a dit « la langue est fasciste... » Le mot « valeur » signifie prix et mesure. Mais les choses qui ont de la valeur n'ont pas forcément un prix et vice versa. Il y a glissement des mots.
On a scolarisé toute une population au collège (scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans au lieu de 14). Dans les années 80, l'État a changé de fonction : il est devenu régulateur de cette politique, on a vu apparaître les autres mots : réseaux, projets, objectivité, évaluation, décentralisation c'est plutôt de déconcentration qu'il s'agit.
On a renvoyé à des politiques locales, aux individus, la responsabilité de se mettre en projet, de s'auto-évaluer. On a joué à fond cette carte-là... et on a les gens à France Telecom qui se suicident.

Gilles Lemagnen : actuellement le gouvernement traite l'ISO comme si c'était « les bonnes pratiques ? : rien n'est décidé par la base, tout vient s'imposer d'en haut : c'est du totalitarisme. Mais, ce qui est encourageant, les entreprises pharmaceutiques sont en train de se tourner vers l'ISO ; c'est pareil dans les centrales nucléaires, ils s'aperçoivent que ce qui est complètement défini ne convient pas.
Contre quelque chose qui est imposé et aussi absurde, il ne peut y avoir qu'une réaction salutaire ! Par exemple, les directeurs d'hôpitaux ont refusé d'avoir les pleins pouvoirs. Le problème c'est que pendant ce temps il y a de la casse. Il est possible de résister et de faire des contre-propositions.

Une intervenante : en IUFM, les arts plastiques disparaissent complètement, ce qui est absurde. Mais cette absurdité est portée par un certain nombre de personnes. Pourquoi y a t'il des gens qui en jouissent ? Une idée de la réussite domine par rapport à un développement personnel, ce qui détruit le tissu collectif autour ? Mais une idée plus que commune ! Je le vois tous les jours dans l'IUFM : « moi je n'ai pas envie de faire ça » « moi je veux faire ça »... une idéologie assez homogène et très utilisée.

Annick Ventoso Y Font : cette reprise en main du sens donné à nos actions, nous enseignants sommes les premiers concernés, mais nous ne sommes pas les seuls. Il y a une pression bien orchestrée par les médias. La question de l'autonomie c'est la question de la capacité de réflexion des personnes sur leurs actions. Un établissement s'empare de la démarche qualité pour faire une véritable réflexion sur son action : là les choses peuvent devenir très très intéressantes pour l'établissement, car là... il va y avoir du boulot !

Une intervenante membre du Collectif Béglais de Défense de l'École Publique : C'est vraiment bien ce que vous faites l'Appel des appels, merci ! La prochaine fois je voudrais qu'on puisse filmer et passer l'information par internet, pour diffuser auprès des parents parce qu'il y a des parents résistants. J'aurais voulu qu'on parle aussi du grave danger que court la Prévention. Ce qui se prépare, c'est la mort d'un système et d'une humanité.

Patrick Geffard : c'est en cours, les interventions sont enregistrées et seront disponibles sur le site de l'Appel des Appels.
Florence Briolais : Vous pouvez aussi nous rejoindre, venir en parler.

Un intervenant : allez voir le film « Rien de personnel », qui traite de cette cruauté de l'évaluation.

Pierre Le Roy : sur les « bonnes pratiques professionnelles » c'est comme si avant il n'y avait pas eu de réflexion dans les équipes sur leur travail ! Les citoyens deviennent complices parce qu'il y a un discours qui leur dit que ça va marcher. Le virage, c'est quand tous les dirigeants de notre secteur ont été choisis en tant que DRH : il s'agit de la « gestion des ressources humaines » et non plus de compétences ou de savoirs sur les usagers concernés, il suffit alors de faire tourner les tableaux de bord sans aucun souci pour les sujets.

Florence Briolais : la réunion se terminera sur une invitation à poursuivre prises de parole et actions, et pourquoi pas en rejoignant l'Appel des appels !


Compte rendu de Marie-Claude Saliceti, avec l'aide de Florence Briolais