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Conclusion de la journée "Marché du droit et justice pénale"

 

 

Pour introduire la conclusion, je vais reprendre le propos d’une personne de la salle ce matin qui nous a fait le plaisir de citer Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est participer au malheur du monde ». Et comme je ne souhaite pas participer au malheur du monde, je vais faire de mon mieux pour bien les nommer dans cette conclusion, dans cette tâche difficile qui m’est incombée pour la première fois. Il n’est pas tâche facile de conclure après les brillants intervenants qui se sont succédés à la tribune aujourd’hui. Chaque intervention à elle seule mérite une attention privilégiée.

 

Ce qui nous réunit ici, ce jour, au sein de l’Appel des appels, c’est l’amour de nos métiers ; notre métier qui, aujourd’hui, nous fait souffrir. Nous refusons l’attaque du sujet, être de parole et de langage. Mais comment faire autrement que ce qui est fait actuellement ? Comment sortir de l’impasse dans laquelle parfois nous nous trouvons ?

 

Serge Portelli, dans son intervention relative à l’organisation de la justice pénale et aux enjeux politiques, nous a dit, au travers de l’exemple de justice d’arbitrage commercial international, qu’il y a des justices qui fonctionnent très bien. Là, on a les moyens. L’argent, on le trouve, il y en a. Egalement, il a introduit le terme de chaîne pénale qui sera repris à plusieurs reprises lors de cette matinée. Il y a les deux bouts de la chaîne : la justice des miséreux d’un côté, la justice de luxe à l’extrême limite1. Ce terme de chaîne apparaît être un terme fondamental de la justice pénale. Il y a un lien mortel entre idéologie sécuritaire et idéologie gestionnaire. En opposition, l’idéologie humaniste qui est la nôtre est celle du non chiffre. L’homme ne peut pas être chiffré, entré dans une case, dans une grille.

 

Avec Camille Viennot, on s’est interrogé sur la privatisation de la justice pénale. Grâce à elle, nous avons compris que la question n’était pas si simple qu’il n’y paraissait. Les trois situations présentées nous ont permis d’en comprendre la complexité et de prendre conscience du glissement opéré entre secteur public et secteur privé. En effet, bien que le conseil constitutionnel se soit prononcé contre la délégation des fonctions régaliennes de l’Etat, il introduit désormais une distinction c’est-à-dire que les missions annexes des fonctions régaliennes peuvent être déléguées. L’exemple des nouveaux centres pénitentiaires a été cité, également le coût engendré. Evelyne Sire-Marin a pris pour exemple le centre pénitentiaire de Nantes. Cet exemple a été repris, cet après-midi, par Jean-Michel Dejenne. Les frais de justice ont considérablement augmenté. Et, dans le même temps, on est passé d’un budget de moyens à un budget d’objectifs c’est-à-dire que les frais engendrés qui dépassent le budget de l’année en cours sont reportés sur l’année suivante. Cette contrainte budgétaire quotidienne montre la considération que l’on a à l’égard de l’institution judiciaire. On est face à une logique de réduction de l’humain lorsque l’on s’interroge sur les coûts avant de s’intéresser au sujet. On est donc bien face à une logique de gestion des flux au détriment de l’humain.

 

La place des associations a été présentée. Serge Portelli a déclaré que la France sans associations n’était plus la France. Le partenariat difficile des associations et des services publics parfois mis en concurrence a aussi été abordé au détriment de la valorisation d’une action commune. Même si l’on a vu cet après-midi, avec Fabrice Dorions, que cette question était plus complexe que cette dichotomie dans laquelle elle semble tombée. La question des associations a été l’objet d’une journée de travail de l’Appel des appels en mars dernier.

 

Il faut dorénavant évaluer la performance du service, des services publics ; renforcer sa qualité et dans le même temps réduire les coûts. Et si ce qui était demandé était impossible, impensable ? Je ne développerai pas ici le sujet de l’évaluation. Cette question a été largement développée par l’Appel des appels. Je vous renvoie aux excellents ouvrages des membres de l’Appel des appels intitulés : La folie évaluation et Derrière les grilles : Sortons du tout évaluation pour ne citer que ces deux ouvrages.

 

Evelyne Sire Marin, Laure Heinich et Robert Gelli nous ont amené au cœur de leur profession, de leur recomposition c’est-à-dire des changements opérés et de la difficulté à l’exercer malgré leur amour du métier. Magistrat, avocat et procureur, en cette fin de matinée, se sont unis pour notre plus grand plaisir…

 

La justice a changé. On observe une vraie souffrance au travail avec la chaîne pénale ou travail à la chaine pour résumer, pour aller vite et l’émergence du TTR : «  Travail en Temps Réel » c’est à dire juger vite au détriment du contenu. Evelyne Sire-Marin a évoqué le fait que la statistique est devenue la drogue dure de la justice. Une experte psychologue a souligné le peu de considérations envers les justiciables. On constate que les juges, les substituts du procureur et les avocats, dans l’appréhension de leurs conditions de travail, sont aussi peu considérés. Quand on veut tenir, continuer à exercer ce métier, qui parfois ne rapporte presque rien aux jeunes avocats qui l’exercent et qui souhaitent défendre les intérêts des plus précaires, il faut se battre, survivre. Et, pour prendre l’exemple de Laure Heinich, il faut dire. Dire qu’il faut prendre le temps d’exercer ces métiers si importants pour la République, notre Démocratie et le revendiquer. Laure Heinich nous dit qu’on n’apprend pas à l’école d’avocat la dure réalité du métier mais surtout qu’on ne nous apprend pas à l’école républicaine la révolte. Il faut respecter la loi même quand elle est injuste, et pourtant, en pensant à Albert Camus, nous avons envie de dire que pour supporter l’absurdité de la vie, il nous faut nous révolter pour que les plus miséreux ne le soient pas plus encore, pour que les professionnels qui exercent bien leur métier ne soient pas en souffrance. Robert Gelli a atténué nos maux. Le malaise des métiers ne s’est pas apaisé mais un certain nombre de choses a changé. L’époque de la pression quotidienne est révolue, ça apparaît déjà être positif. Merci à Robert Gelli pour ce message d’optimiste et à tous pour les pistes proposées dans le but d’une amélioration. Serge Portelli nous a parlé de prisons ouvertes et Robert Gelli, pour ne citer qu’eux pour la matinée, a proposé des pistes de réflexions eu égard à la protocolisation de l’action publique et sa municipalisation.

 

Nous avons débuté l’après midi, dont le thème Prédire et Punir laissait déjà envisager la teneur des propos, avec les brillantes interventions de Pierrette Poncela et Roland Gori qu’il est difficile de résumer simplement. Je vais en dire quelques lignes en tentant d’être le plus fidèle possible à leur « Penser ». Pierrette Poncela, avec son intervention sur les discours de vérité et technologies punitives en régime néo-libéral, a présenté, dans un premier temps, les repères. Ils nous ont permis de nous situer dans cet amas de loi sur la prévention de la récidive, de constater leurs évolutions, leurs fondements. Avec l’exemple du suivi socio judiciaire, nous comprenons que ce qui était au départ prévu pour une minorité s’étend, par la suite, à un nombre toujours plus grand de personnes. Pierrette Poncela a invité à réfléchir aux usages sociaux et politiques de la récidive et aux pratiques qu’autorise le principe de l’individualisation des peines. Elle a souligné comment le sujet s’efface devant l’individu. L’individu n’est plus un sujet, il est à catégoriser. Ainsi, est observé la translation de la responsabilité de l’Etat des causes sociales et économiques de la délinquance vers la responsabilité individuelle. Roland Gori s’est inscrit dans la suite logique de Pierrette Poncela avec son intervention relative à la psychiatrie actuarielle et cet exemple de la rationalité prudentielle d’aujourd’hui. En effet, les dérives relatives aux métiers abordées ce matin pour les professionnels de la justice pénale sont aussi observées en ce qui concerne les professionnels du soin, de la médecine, de l’éducation, du travail social, de la culture, des médias… Le médecin, le psychologue, le magistrat, le chercheur, le journaliste et nombreux autres professionnels subissent les mêmes mots, maux. On est face à une plainte des professionnels. La prolétarisation généralisée de l’existence confisque le savoir faire et le savoir être. Le sujet ou plutôt l’individu car le sujet est évacué au profit de la notion de l’individu est considéré dans nos sociétés néo-libérales comme un produit financier comme un autre mais il est bien moins traité car moins précieux. Pourtant, pour nous professionnels de l’éducation, du soin et de tout ce qui tisse le lien social en général, le sujet, l’humain est le plus important, le plus précieux. Il ne faut plus penser à l’avenir à reculons car « avec le risque c’est le sel de la vie qui disparaît » pour reprendre la formulation de Roland.

 

Après avoir évoqué les transformations des métiers de la justice pénale ce matin, nous évoquons les transformations des métiers de l’exécution des peines. Jean-Michel Dejenne, directeur de prison, nous présente son métier et le choix de son titre d’intervention : « Diriger un service public de l’extrême ». Extrême car la prison est l’extrême de l’Etat, à l’extrême limite de la chaîne pénale pour reprendre le terme usité ce matin. Extrême car la prison est la concrétisation la plus extrême et la plus prononcée de la violence légitime de l’Etat. Extrême car le rôle de l’administration pénitentiaire est de gérer la privation de liberté dans la durée. Extrême aussi par les astreintes auxquelles est lié le directeur. Les conséquences du new public management sur le métier ont été présentées ; la frontière entre nature et culture. Par ailleurs, l’évolution des commissions de discipline a été traitée. Effectivement, lorsqu’il y a des choses positives, il est important de les nommer.

 

Xavier de Larminat dont la thèse est publiée la semaine prochaine nous a situé son propos de la réinsertion sociale à la prévention de la récidive. Il a développé la recomposition des identités professionnelles au sein des services pénitentiaires d’insertion et de probation. Fabrice Dorions nous rappelle que ce service public subit les mêmes transformations que les autres services publics. La seule différence est que, régulièrement, il est stigmatisé pour de mauvais motifs électoralistes. Les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation ne se sont pas élevés, contre la loi sur la contrainte pénale, pour dénoncer la privatisation de leurs métiers. C’est un corps au bout de l’épuisement. Ils se sont élevés car la mission de solidarité, celle de favoriser le retour des exclus à la société est en danger. La mission d’auxiliaire de justice lui est privilégiée. Les propos de Fabrice Dorions confirment que nous sommes bel et bien dans une société de surveillance qui prend la place de la société de solidarité. Une nouvelle fois le sujet qui devrait être au centre se trouve à la périphérie. Et, demain ils risquent de devenir des clients dont on évaluera la rentabilité.

 

J’en arrive au terme de mon propos. Je vous remercie pour votre écoute attentive. Je souhaite terminer avec une question et, préalablement à la verbalisation de cette question, adresser une pensée à tous les jeunes qui s’engagent eux aussi pour comprendre notre société et remettre le sujet en son centre. C’est tout naturellement, en tant que présidente de l’association des anciens du GENEPI, que je pense notamment aux jeunes étudiants du GENEPI (Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérés) qui entrent en détention avec la fougue caractéristique de la jeunesse. Heureusement que ces jeunes subsistent par l’optimiste et le grain d’espérance qu’ils apportent à nous jeunes ou moins jeunes professionnels désillusionnés.

 

Est ce qu’une réflexion profonde et bienveillante sur le sens de nos métiers et sur l’Homme, ne permettrait-elle pas de remettre ce dernier au centre de notre société, redonnant ainsi au travail la place qui devrait être la sienne dans notre démocratie, afin de prévenir cette problématique émergente et grandissante de la souffrance au travail ?

 

Au plaisir de vous retrouver lors d’une prochaine journée de l’Appel des appels.

 

 

1Pour plus d’informations à ce sujet, lire le rapport GMT du monde diplomatique publié en juin 2014 : http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2014-06-11-crispations-gmt

http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2014-05-20-GMT