Retrouvez tous les comités locaux de l'Appel des Appels dans toute la France

Interventions de Marie-José Del Volgo, Thomas Schauder et Julie Caupenne lors de l'Assemblée générale de l'Appel des appels

Interventions de Marie-José Del Volgo, Thomas Schauder et Julie Caupenne lors de l'Assemblée générale de l'Appel des appels

Marie-José Del Volgo

Riposte des métiers du soin

Réunion de l’Appel des appels du 18 septembre 2021

 

A l’initiative de Roland Gori et Stefan Chedri, a été lancé un appel le 22 décembre 2008 intitulé Appel des appels. L’idée était de faire connaître le plus largement possible la mise à mal des métiers dédiés au bien public, ceux de la culture, de l’information, de la recherche, de l’éducation, du soin, du travail social et de la justice. Les réformes de l’époque sarkozyste amplifiaient la dégradation de l’exercice de ces métiers pratiqués principalement dans les services publics. L’Appel des appels est devenu un lanceur d’alerte et les professionnels de ces métiers ont joué le rôle de « professions canaris » (Roland Gori) à l’instar des ces canaris qui amenés au fond de la mine alertaient les mineurs des coups de grisou à venir.

Pour ma part et après un exercice traditionnel de médecin et enseignant-chercheur en physiologie, j’ai travaillé à partir de 1990 grâce à l’expérience de la psychanalyse à faire reconnaître l’importance de la relation humaine dans les professions de santé et à œuvrer à une réhabilitation d’un temps d’écoute au sein même de toutes les rencontres patient-soignant. Ce fut l’occasion de ma thèse de psychologie et de mon HDR qui ont donné lieu à deux ouvrages L’instant de dire (érès, 1997) et La douleur du malade (érès, 2003). Je n’avais pas conscience alors de cette fonction de lanceur d’alerte et Julie Caupenne vient de citer à juste titre, dans la session précédente consacrée aux ripostes dans les métiers de l’éducation, combien « l’instant de dire » a sa place aussi dans le métier d’enseignant. Autrement dit, c’était déjà à la fin de notre XXe siècle une manière de réclamer un temps pour soigner, pour enseigner, et aussi pour juger, pour informer, etc., c’est-à-dire un temps pour penser, un temps libéré des contraintes gestionnaires, techniques, économiques. Ce temps qui nous est confisqué par la taylorisation de nos actes professionnels est préjudiciable pour nos patients et leurs familles, nos élèves, nos recherches, et bien sûr pour nous professionnels parce que faute de temps pour penser et échanger nous perdons le sens et la finalité de nos métiers. L’Appel des appels a largement contribué à dénoncer cette dérive déshumanisante.

Après la publication avec Roland Gori de La santé totalitaire en 2005 (Flammarion, 2014) puis des Exilés de l’intime en 2008 (LLL, 2020), il m’a fallu pas mal de temps, temps précieux, pour exhumer un axe nouveau dans mes recherches et digne d’en faire un ouvrage. Souvent avec l’expérience accumulée au fil des ans, il nous faut revenir aux fondamentaux de notre travail et c’est la question du « soin », plus précisément du « prendre soin », du « souci de la vulnérabilité », qui s’est imposée à moi et m’a paru faire lien et point nodal de mes intérêts de recherche de ces vingt dernières années.

L’invisibilité des activités et des pratiques professionnelles du « prendre soin » n’est pas nouvelle, mais elle s’est fortement accrue avec la technicisation des actes professionnels, la numérisation des pratiques de santé et un objectif de rentabilité économique exigé à l’hôpital public devenu établissement de santé, hôpital-entreprise. L’évaluation par les chiffres de l’ensemble des professionnels nourrie d’une pensée power point et d’une numérisation à tous les niveaux ont mis un terme quasi final à toute créativité dans nos métiers. Et puisque nous serions des ringards, des nostalgiques, et que ces métiers du soin dont la domesticité et les premiers soins donnés aux enfants sont la matrice, ces métiers doivent affronter le mépris des dirigeants, la distinction entre « premiers de cordée » (E. Macron) et premiers de corvée, applaudis en mars 2020 au début de la pandémie. Cette fracture sociale autant que symbolique est une illustration parlante de cette dégradation des conditions d’exercice des métiers. Comme nous avons pu le constater la reconnaissance qui a suivi cette héroïsation des soignants n’a pas du tout été à la hauteur des attentes des professionnels du soin (cf le Segur de la santé de juillet 2020).

C’est de cette pandémie, cerise sur le gâteau de toute cette destruction lente de nos métiers, que m’est apparu le titre le plus approprié de mon dernier livre, Le soin menacé (Le Croquant, 2021), et ce faisant se trouve assumée une fois encore une fonction de lanceur d’alerte à l’Appel des appels. Le sous-titre « Chronique d’une catastrophe humaine annoncée » est une manière de me démarquer des alertes sur le climat et autres catastrophes naturelles liées certes à l’anthropocène et destructrices de l’humanité bien sûr. La catastrophe « humaine » prend pour moi le sens d’une déshumanisation de nos métiers, d’une catastrophe dans les relations humaines. Sans faire de bruit, dans une assez grande indifférence générale, cette catastrophe concerne pourtant tout un chacun, dans les lieux professionnels, elle se perçoit clairement par les suicides et les burn out dont on en fait souvent des exceptions liées à des fragilités personnelles et non aux effets pervers des organisations du travail. Pour la plupart d’entre nous, il est de plus en plus difficile d’être des « oeuvriers » (Gori, Lubat, Silvestre, Actes Sud, 2017). Ce beau néologisme d’œuvrier est aux antipodes de ces affreux acronymes de la novlangue managériale qui nous a complètement envahi.

Ma riposte est modeste, conçue dans ce livre de bout en bout sur le mode de l’interpellation, riposte nourrie de récits de rencontres avec des patients en tant que praticien hospitalier, rencontres avec des étudiants en tant qu’enseignant-chercheur, ou en tant que citoyenne dans ma vie de tous les jours et cela depuis mon enfance. L’ouvrage commence avec Muriel dont j’ai entendu le témoignage sur France Culture le 9 septembre 2017. Infirmière auprès d’enfants atteints de cancers, elle se voit, le jour suivant un accompagnement éprouvant d’une jeune fille décédée, sanctionnée d’un avertissement pour avoir omis une étiquette dans un protocole qui en exigeait deux. Elle démissionne de l’hôpital le lendemain.

Alain Minc, qui se présente aujourd’hui comme « le dernier des marxistes », répondait d’un air satisfait et réjoui sur France Inter ce 16 septembre 2021 à Léa Salomé qui lui demandait ce que l’on retiendra de l’action d’Emmanuel Macron : Macron a été le business friendly. Chacun appréciera le parler « Globish » (Barbara Cassin) d’Alain Minc et cet horizon qui nous attend, faire du commerce. Les médecins deviendront-ils des managers à la direction d’équipes dont les objectifs de rentabilité de leurs actes seront pointés au jour le jour… ? A nous de riposter par tous les moyens possibles. Pour ma part, c’est plutôt dans un exercice solitaire plus proche d’un Bartleby, figure évoquée à l’Appel des appels par Roland Gori dès 2009, que je me situe, « je préférerais ne pas » faire comme vous voulez.

 

 

Par Thomas Schauder

 

Appel des appels, 18 septembre 2021

 

La riposte des métiers : l’éducation

 

Mesdames et Messieurs, chers amis,

 

Cela ne surprendra personne : l’école française est en crise. Les professionnels aussi bien que les parents d’élève le sentent bien, et même la politique très libérale à l’origine des rapports PISA ou TIMSS montrent que notre école est à la fois inégalitaire et relativement inefficace.

 

D’aucuns se contenteraient de dire que les professeurs mal payés, les classes surchargées et l’obsession réformatrice de ces dernières années ne pouvaient qu’aboutir à ce résultat. Cependant, les causes de cette crise ne tiennent pas seulement à la faiblesse des moyens. Quelque chose de plus profond est à l'œuvre, quelque chose qui traverse de nombreux corps de métiers aujourd’hui : l’absence de finalité. Pour le dire clairement : si l’école est en crise, c’est parce qu’elle ne sait plus à quoi elle sert.

 

Pour certains, son rôle est d’abord de former les futurs travailleurs. En 2017, le MEDEF a fait paraître un rapport de quarante-trois pages intitulé “Manifeste pour l’Éducation, l’enseignement supérieur et l’apprentissage” dont le projet était le suivant : “Face à un système éducatif à bout de souffle, rendons les jeunes 100 % citoyens et employables”. Employabilité qu'ils définissaient ainsi : “être capable de comprendre le monde dans lequel on agit, être capable de se former tout au long de la vie, de s’insérer dans le milieu économique, être curieux et innovant, savoir rebondir”. Un tweet, très rapidement retiré, faisait enfin la publicité de ce rapport : “Si l’école faisait son travail, j’aurais du travail”. Pour le patronat donc, l’école doit servir à préparer les enfants à devenir de bons producteurs-consommateurs, à la fois compétents sur le plan technique et facilement adaptables.

 

Or cette vision s’oppose radicalement à une autre, qualifiée parfois abusivement de “réactionnaire” selon laquelle l’école doit d’abord et avant tout instruire les élèves, leur donner accès à la culture commune, leur faire acquérir un socle de connaissances, voire permettre l’émergence d’une certaine élite. Les tenants de cette doctrine citent souvent Charles Péguy et ses Hussards Noirs de la République : “Vous êtes faits pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Apprenez-leur donc à lire, à écrire et à compter. Ce n’est pas seulement très utile. Ce n’est pas seulement très honorable. C’est la base de tout”. Et ceux-là de déplorer la chute du niveau de langue, le manque de considération des parents d’élèves, et bien sûr la puissance politique de ceux dont je vais parler tout de suite.

 

La troisième vision, parfois qualifiée de “pédagogiste” semble placer en premier le bien-être et le développement personnel de l’élève, devenu un “apprenant”. L’école doit tenir compte de la diversité des cultures et des milieux sociaux, dans le but de favoriser à la fois le vivre ensemble et de développer l’esprit critique de chaque enfant. Citons Philippe Meirieu : “il y a d’autres secteurs encore négligés mais tout aussi importants, comme l’éducation sociale ou l’écologie : apprendre à vivre ensemble et à respecter les autres, apprendre à connaître le monde, l’univers, la richesse et la beauté de la nature, le miracle et la diversité de la vie, les menaces sur l’environnement [...] Enfin, une autre notion pourrait trouver sa place dans l’emploi du temps, il s’agit du travail libre qui permettrait à chacun de découvrir toutes les possibilités qui s’offrent à lui, tous les choix, tous les chemins possibles pour toutes les découvertes.”

 

Ces trois visions sont évidemment beaucoup trop schématiques et quand on regarde dans le détail, aucun penseur de l’éducation ne se situe uniquement dans un de ces registres en excluant les autres. Il semble évident que l’école doit permettre à chacun de s’insérer dans la société, d’acquérir des connaissances et de pouvoir devenir un adulte libre et responsable.

 

Seulement voilà, on remarque que l’école échoue à ces trois finalités. Avoir un diplôme n’est pas une assurance pour trouver du travail ; de plus en plus d’élèves sortent du système scolaire avec d’énormes lacunes en mathématiques, en grammaire et en culture générale ; et enfin l’école est traversée par les mêmes problèmes de vivre ensemble que le reste de la société : harcèlement, racisme, sexisme, radicalisation religieuse, etc.

 

Notre société attend trop de l’école, et ses exigences sont contradictoires. Alors elle subit le sort de tous les domaines dans lesquels, comme le dit Vincent de Gaulejac, “le sens de ce que chacun produit échappe à la perception directe” : elle met en place “des instruments de calcul pour chercher à le saisir. D’où une inflation de procédures d’évaluation qui tentent de mesurer la production”. L’école aujourd’hui ne se soucie plus que d’évaluer. Elle est obsédée par l’idée de réussite, mais elle ne sait pas ce que “réussir” signifie au-delà des graphiques du taux d’entrée dans la classe supérieure ou de l’obtention du bac. Comment s’étonner dès lors que les parents d’élèves soient prompts à attribuer l’échec de leurs enfants non pas à leur manque d’investissement mais à un arbitraire supposé du professeur ?

 

Quelque chose s’est perdu en cours de route : la mission d’humanisation qui était au cœur de la scholè grecque, de l’humanisme et des Lumières, c’est-à-dire l’idée selon laquelle “on ne naît pas humain, on le devient” par l’éducation. Emmanuel Kant affirmait que l'éducation avait quatre fonctions : discipliner, instruire, civiliser et moraliser. Par-là, il voulait signifier que l’enfant est un être en devenir, qu’il doit maîtriser ses passions s’il veut atteindre l’autonomie.

 

Or nous vivons dans une société dans laquelle ce travail sur soi n’a pas de valeur puisqu’il ne peut pas être valorisé financièrement. Au contraire, elle prône la réussite rapide et facile et le rejet implacable de tout ce qui ne rapporte rien et “prend la tête”. L’école ne peut donc apparaître que comme une figure du mal en prétendant que tout ne se vaut pas, que toute opinion n’est pas vérité et que c’est par son sérieux et sa patience qu’on réussit.

 

La crise de sens de l’école est le symptôme d’une crise de sens globale dans notre société. C’est pourquoi elle devrait constituer un enjeu majeur de la prochaine échéance électorale. Non pas réformer une énième fois l’école, mais organiser un véritable débat démocratique sur ce qu’on attend d’elle, puis une consultation sincère des œuvriers de l’éducation pour qu’ils établissent les moyens adéquats d’atteindre ces fins. L’appel des appels porte cette vision depuis sa création et devra, cette année plus que jamais peut-être, la défendre.

Quelques réflexions sur les enjeux de l’école aujourd’hui

 

L’école ne va pas bien. Jouet entre les mains des gouvernements successifs et de leurs ministres, elle se voit régulièrement instrumentalisée. Qu’un nouveau président soit élu et elle est sommée de mettre en place de la maternelle à l’université, les « réformes » pour lesquelles le candidat s’est engagé, « réforme » n’étant que l’autre nom de la défense des intérêts politiques et économiques des dirigeants au pouvoir. Les élèves, les parents, les professionnels de l’éducation ont très peu leur mot à dire. À force de la soumettre à tant de changements de régime, à force de ne pas écouter ce qu’ont à dire les principaux concernés, elle finit par dépérir et se ternir, tel un tissu qu’on aurait lavé et relavé des dizaines de fois : passez votre école à la machine, faites revenir pour voir si les couleurs d’origine… Le gouvernement Macron et son ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer, accélère l’essorage débuté sous l’ère Sarkozy et on craint fort qu’elle n’en sorte totalement lessivée. Ni la société ni la jeunesse n’auront à y gagner. Il est temps pour la société civile de repenser les missions de l’école à l’aune des transformations de la société et d’être force de propositions pour rebâtir une école qui remplisse réellement ses missions de service public, une école qui soit au service de la jeunesse et lui laisse entrevoir un futur désirable. [Chapeau de présentation]

 

Notre société fait face à des défis majeurs sur les plans économique, environnemental, social et politique et ceux-ci s’accroissent de jour en jour. Or, au lieu d’investir massivement dans l’éducation pour permettre aux générations futures de penser ces changements sociétaux et de trouver les solutions pour y remédier, les pouvoirs publics soumettent l’école à une cure d’amaigrissement : manque de personnels en nombre suffisant qu’ils soient enseignants, assistants d’éducation, CPE, infirmières, médecins scolaires, conseillers d’orientation, psychologues, assistants sociaux ; réduction drastique de l’offre de formation par la diminution des dotations globales horaires (DGH) par établissement qui conduit notamment à la suppression d’options ou impacte la qualité de l’enseignement (suppression des dédoublements dans les disciplines qui en ont besoin comme par exemple les langues vivantes). Mais cette diminution des moyens n’est que la partie émergée de l’iceberg car elle se double d’un renoncement à la mise en œuvre d’une politique éducative humaniste et ambitieuse prenant en compte toutes les composantes du jeune comme un adulte en devenir telles qu’elles figurent dans le Code de l’éducation1 :acquisition de savoirs et de connaissances, accompagnement à l’orientation pour se projeter dans l’avenir, prévention pour prendre soin de sa santé, développement de l’esprit critique et éducation à la citoyenneté pour devenir un adulte responsable et éclairé dans ses futurs choix de citoyen, accès à une éducation artistique et culturelle de qualité contribuant à l’épanouissement individuel2. Or, malgré la résistance des personnels sur le terrain, la réalité est tout autre. Ce qui règne, c’est une vision utilitariste qui ne voit en le jeune qu’un futur salarié qui doit avant tout développer des « habiletés » pour pouvoir vendre sa force de travail dans un marché du salariat vu comme concurrentiel. Cette vision enferme les jeunes dans une logique de pression, de course aux programmes et aux diplômes qui excluent les plus démunis du point de vue socioculturel.Les élèves n’ont plus le temps de prendre le temps de se former, de réfléchir à leur avenir, de commettre des erreurs de parcours, puis de revenir en arrière, d’être aidés en cela par des adultes. Les parents sont noyés dans des procédures d’orientation extrêmement complexes (les anciens « conseillers d’orientation-psychologues », devenus Psy-EN, spécialisés dans le conseil en orientation, ont vu leur métier se transformer). Les professeurs n’ont plus le temps de penser la mise en œuvre de leurs cours, submergés par la complexité des différents outils numériques et par l’obésité des tâches administratives ; ils n’ont plus le temps de prendre le temps avec leurs élèves pour réfléchir et penser, pour répondre à leurs besoins de se comprendre eux-mêmes et de comprendre le monde qui les entoure. Or, comme le souligne Freud dans ses écrits de 1914, l’école doit constituer un « espace transitionnel » qui « doit procurer [aux enfants] l’envie de vivre et leur offrir soutien et points d’appui à une époque de leur vie où ils sont contraints, par les conditions de leur développement, de distendre leur relation à la maison parentale et à leur famille3. »

 

Par ailleurs, le développement à grande vitesse des technologies de l’information et de la communication dans le système du capitalisme néolibéral crée un bouleversement anthropologique et civilisationnel sans précédent qui transforme le rapport au langage et au savoir, la période de confinement liée à la Covid-19 ayant accéléré le processus. Nos jeunes quittent à regret l’écran de leur téléphone pour franchir les portes de la classe ; une fois assis, ils font montre d’une grande passivité, attendant que le professeur livre le cours et ne participent que très peu par leurs remarques ou prises de parole à la construction du savoir. Les différentes possibilités de compréhension et d’interprétation d’un texte sont peu recherchées ; les analyses restent au premier degré et on note une difficulté à la symbolisation. Même s’il existe, et heureusement, des exceptions, la liste des symptômes scolaires est longue : troubles et retards dans le langage, long cortège des « dys » (dysphasie, dyslexie, dyscalculie…), phobie et décrochage scolaires, troubles de l’attention… Marie-Jean Sauret, dans un article intitulé « le symptôme “scolaire”» analyse les métamorphoses de ce nouveau rapport au savoir : « Le mariage de la technoscience et du marché suscite un nouveau système économique, le capitalisme et une modalité également nouvelle de lien social pour lui “survivre”, le Discours capitaliste (DC). […] Celui-ci promet que demain il fournira un savoir exhaustif et fabriquera tout tel que nous jouirons de tout : fin du manque, donc du désir et du trou dans le savoir… Le DC promeut le libéralisme philosophique (liberté individuelle), politique (méfiance de l’autorité) et surtout économique – les rapports entre les individus ne doivent plus rien à la religion : ils sont désormais réduits à leur valeur marchande...4 ». Dans ce contexte, « [n]on seulement les savoirs existentiels sont dévalorisés, mais ils sont désactivés au profit d’un type de savoir adapté à l’informatique, codable, chiffrable, offert aux calculs : information, connaissance, compétence, technique... Ce savoir, lui-même traité comme un objet du marché, est inapte à la pensée : impossible de penser son rapport au monde et aux autres avec lui. Du coup, si l’énigme du réel du sujet continue à se poser, il est impensable de tenter d’y répondre. Il n’y a pas de sujet supposé entendre les explications du sujet autour de la vérité de ce qu’il échoue structuralement à dire. C’est la fin du transfert. [Et] du coup, le savoir perd de sa brillance pour beaucoup5. » À lire ces analyses, il nous paraît indispensable de souligner, malgré les difficultés mentionnées ci-dessus, le rôle indispensable de l’école en ce qu’elle aménage des espaces de discussion, d’élaboration, de confrontation à l’altérité qui aident les élèves à vivre et à se construire même si bien évidemment d’autres espaces dans les différentes sphères qui accueillent les jeunes (associations sportives, culturelles issues ou non de l’éducation populaire, maisons de quartier etc.) peuvent jouer ce rôle. Et nous ne pouvons que faire nôtres ces quelques lignes qui concluent l’article : « […] l’enseignant fait partie de ceux qui réintroduisent dans le lien social – pour peu qu’il se donne du mal – ce que le Discours capitaliste s’efforce d’évacuer (avec encore plus ou moins de réussite) : notamment le savoir troué à l’usage de ses élèves, trou qui fait le lit de la singularité “propre” à chacun, dont il accueille alors les élaborations. Ainsi restaure-t-il, au un par un, ce transfert au savoir qui fait le miracle de l’école. Et pour le dire brutalement : l’enseignant ne serait-il pas alors, littéralement, au sens psychanalytique, un symptôme de notre modernité ? Pas seulement une objection au néolibéralisme ou une résistance au politiquement correct, mais, déjà, en soi, qu’il le sache ou non, le début d’une alternative6. »

 

Pour conclure, nous souhaiterions esquisser à grands traits quelques propositions, même si celles-ci demandent de prolonger la réflexion. La première est d’investir massivement dans le service public d’éducation  par la construction, l’entretien et la rénovation de locaux dignes d’accueillir des enfants, ce qui suppose d’augmenter les subventions étatiques aux communes, départements et régions ; par le recrutement en nombre de professeurs7, de personnels de santé, d’encadrement et d’orientation tout en leur garantissant une formation initiale et continue de qualité ; par le rétablissement du nombre d’heures de formation attribuées au premier et au second degrés progressivement rognées au fil des réformes successives8, ce qui suppose de lancer un vaste chantier de réflexions sur les transformations de notre rapport au savoir et sur ce qui pourrait constituer la formation et le bagage d’un élève au XXIè s.

La seconde – et nous la plaçons dans un rapport de simultanéité avec la première – est le soutien inconditionnel économique aux familles avec l’instauration pour le premier degré, de la gratuité des modes d’accueil, de la cantine, des temps périscolaires, des séjours de vacances collectifs et des transports, en premier lieu pour les enfants qui vivent sous le seuil de pauvreté9 ; la gratuité des transports et de la cantine pour les collégiens et lycéens du second degré ; la gratuité également des transports aux étudiants et le versement pour ces derniers d’une allocation afin qu’ils puissent poursuivre leurs études supérieures sans subir de pression matérielle.

La troisième est de revenir à une scolarité et à un temps de formation préservés des pressions du monde du travail et dans lesquels le jeune se consacre à la construction de sa personnalité au contact de l’altérité, s’épanouit par le sport, la culture et les arts, développe son esprit critique, et se forme à exercer sa future citoyenneté tout en réfléchissant à son projet professionnel.

 

M. Julie Caupenne.

 

.

 

 

 

 

 

 

1 Le collectif CEP-Enfance composé de professionnels du monde de l’enfance dont l’Ancienne Défenseure des Enfants, Claire Brisset, propose l’institution d’un « Code de l’enfance » qui réunisse en un seul et même document l’ensemble des textes, tels que le Code de l’action sociale et des familles, le Code de l’éducation, le Code de la santé publique, le Code pénal, etc. Voir à ce sujet l’ouvrage collectif Enfance, l’état d’urgence. Nos exigences pour 2022 et après, Érès, 2021.

2 Le Code de l’éducation fait l’objet de modifications incessantes. Si l’on prend par exemple l’article L111-2 qui fait partie des « dispositions générales et communes » d’où découlent « les principes généraux de l’éducation » et que l’on compare les versions en vigueur entre celle du 10 juillet 2013 au 29 juillet 2019 et celle, récente, du 29 juillet 2019 au 25 août 2021, on peut lire, dans la seconde version, les ajouts suivants en italique : « La formation scolaire favorise l'épanouissement de l'enfant, lui permet d'acquérir une culture, le prépare à la vie professionnelle et à l'exercice de ses responsabilités d'homme ou de femme et de citoyen ou de citoyenne. Elle prépare à l'éducation et à la formation tout au long de la vie. Elle favorise également l'éducation manuelle. Elle développe les connaissances, les compétences et la culture nécessaires à l'exercice de la citoyenneté dans la société contemporaine de l'information et de la communication. Elle favorise l'esprit d'initiative et l'esprit d'équipe, notamment par l'activité physique et sportive. Les familles sont associées à l'accomplissement de ces missions. » La toute dernière version en vigueur à partir du 25 août 2021 ajoute la phrase suivante : « Elle développe les connaissances scientifiques, les compétences et la culture nécessaires à la compréhension des enjeux environnementaux, sanitaires, sociaux et économiques de la transition écologique et du développement durable. » Ces différentes modifications nous semblent révélatrices des visions successives de l’école portées par les dirigeants politiques en lien avec les transformations de la société.

3 Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes I [1914], Paris, PUF, 1991, p.131-132.

4 Marie-Jean Sauret, « Le symptôme “ scolaire ” », Cliniques méditerranéennes, n°102, Érès, août 2020, p.81-82.

 

5 Ibid, p.84.

6 Ibid, p. 90.

7 Le manque d’attractivité du métier est bien documenté à travers l’effondrement du nombre de candidats se présentant aux concours de l’enseignement et, avec chaque année, des postes non pourvus dans plusieurs disciplines du second degré.

8 Pour ne prendre que quelques exemples : les heures de français en classe de sixième sont passées de 6h avant 2008 à 4h après cette date ; les mathématiques ont été retirées du tronc commun en classe de première suite à la réforme du lycée et ne constitue plus qu’une « spécialité » que les élèves peuvent choisir ou non, ce qui pose de vrais problèmes pour la poursuite d’études après le baccalauréat.

9 Ceci constitue une des dix exigences du collectif CEP-Enfance pour la cause des enfants qui se trouvent à la fin de l’ouvrage Enfance, l’état d’urgence, op. cit., p. 371-373.