Agora « Mêlez-vous du projet du Front de gauche »

Samedi après-midi, le Front de gauche lançait l'élaboration de son programme partagé. L'occasion d'inviter citoyens et salariés à y prendre part au moment où les crises démocratiques, politiques et sociales s'agrègent. Le risque de voir ces abcès ouvrir la voie à l'autoritarisme rend, selon les dirigeants du Front de gauche, plus importante encore la réussite de leur démarche en lien avec tous les mouvements sociaux.

Quelle démarche et quel programme désormais pour le Front de gauche?

Pierre Laurent. Nous avons tous le sentiment de vivre un moment exceptionnel. Nous sommes dans une période où beaucoup se joue pour faire barrage à la politique de Nicolas Sarkozy. Et où beaucoup se joue pour construire une alternative politique. Le mouvement social actuel et populaire est une lame de fond. Nous sommes devant deux urgences indissociables, nous devons tout mettre en %oe%uvre pour que Nicolas Sarkozy ne puisse plus avancer d'un millimètre. Ils ont déjà beaucoup détruit; nous ne pouvons pas les laisser continuer pendant deux ans encore sous prétexte que l'échéance politique est en 2012. Nous sentons tous, depuis quelques jours, qu'il est possible de les faire reculer. Soyons également attentifs au combat pour l'école, contre la casse de l'hôpital, pour la défense des libertés, pour les droits des femmes. Tous ces fronts peuvent se développer. C'est un pouvoir acculé, la force est maintenant de notre côté. La confiance a commencé à changer de camp et c'est maintenant qu'il faut marquer les points les plus forts possible. La deuxième urgence, c'est qu'il nous faut commencer à construire en nous appuyant sur ces mobilisations sociales. C'est le peuple de gauche, qui en ce moment manifeste, qui doit entrer dans ce débat. Je lance un appel à tous ceux qui sont dans les mobilisations : vous mettez de l'énergie à résister à Nicolas Sarkozy, vous devez en mettre autant à vous mêler du débat politique. Ils veulent confisquer ce débat, mais vous n'êtes pas là pour compter les points dans deux ans. C'est pour ça que nous avons créé le Front de gauche. Il faut mettre en %oe%uvre une révolution sociale contre le pouvoir des marchés financiers, développer les droits sociaux contre la Bourse, donner du pouvoir aux salariés contre le pouvoir des actionnaires. Il faut récupérer le pouvoir sur les banques pour qu'elles arrêtent d'utiliser notre argent celui que nous créons avec notre travail contre nos acquis, nos droits, l'avenir et le développement du pays. Révolution démocratique également contre cette monarchie invraisemblable mise en place par Nicolas Sarkozy. Il faut rendre le pouvoir aux citoyens, aux salariés, au peuple. Il faut changer profondément les institutions du pays et en finir avec la personnalisation. Il faut une révolution de notre mode de vie : il y en a marre que les logiques de profit guident notre manière de vivre, notre consommation, l'habitat, les transports. Il faut donc que nous récupérions le pouvoir sur nos vies, que nous inventions un autre mode de développement écologique, qui tourne le dos aux logiques du capitalisme. Nous allons ouvrir des espaces de travail par réseaux thématiques dans tous les pays avec le monde associatif et le monde syndical. C'est à vous de prendre la parole.

Christian Picquet. Des formations politiques aux traditions et à la culture différentes, sans rien renier de leur diversité, se mettent à travailler ensemble pour un projet partagé. Cela veut dire qu'elles ont la conviction d'avoir entre elles une vision commune de la société. Mesurons ce à quoi nous avons à faire face et les responsabilités qui sont les nôtres : soit cette crise politique, sociale et morale se retourne en faveur de l'égalité du plus grand nombre, soit elle permet à une droite revancharde, emmenée par des tentations autoritaires, réactionnaires voire d'extrême droite de reprendre la main. C'est contre cela qu'il faut redonner à gauche des perspectives politiques. C'est pour cela que nous avons besoin d'une gauche qui ne craint pas la mobilisation sociale. Sans rapport de force sur les lieux de travail, il n'y a pas de changement politique. Nous avons besoin d'une gauche qui s'attaque à la répartition des richesses pour récupérer les 10 points de valeur ajoutée qu'en vingt ans le capital a dérobés aux travailleurs : presque 200milliards d'euros chaque année. Nous avons besoin d'une gauche qui ose reprendre la main sur l'économie et ose nationaliser les grands établissements bancaires. Il faut un nouveau Front populaire qui rende espoir à un peuple révolté par tant d'injustices. L'ampleur de la tâche à accomplir requiert une mobilisation de même nature que celle qui, en 1936, a arraché les congés payés.

Jean-Luc Mélenchon. Nous ne sommes pas des aventuriers, nous portons sur nos épaules une histoire longue et il est normal que, chaque jour, l'on se demande si on la fera vivre correctement en prenant telle ou telle décision. Et je sais ce qu'il en a coûté à chacun de déléguer au Front de gauche les espérances qui, jusque-là, étaient celles d'un parti ou d'une organisation. À l'heure où les chicayas ou des virgules mal placées dans un texte provoquent des divisions, l'adversaire ne ralentit pas un seul jour. Beaucoup ont pensé, après la faillite de Lehman Brothers et la crise financière qui s'est abattue sur le monde, que, pendant un temps au moins, ils marqueraient un temps d'arrêt. Mais l'état-major du capitalisme financier transnational a immédiatement répliqué. Il a choisi de faire la démonstration que ce qui vous attend, si vous osez relever la tête, c'est le même châtiment que celui réservé au peuple grec. Le capitalisme financier porte en lui la catastrophe productiviste et la catastrophe militaire. Camarades, ce dont nous avons besoin, c'est d'une radicalité concrète. Prenons modèle sur les révolutions triomphantes de l'Amérique du Sud. Pour rendre le pouvoir au peuple, il faut faire une constituante et changer la règle du jeu avec, comme dans n'importe quel pays normal, une majorité parlementaire qui gouverne et non pas un monarque. La vie en société, c'est également l'entraide entre celui qui va bien et celui qui va moins bien. On ne peut pas faire une politique libre, autonome et indépendante si on ne sort pas du traité de Lisbonne. Nous demanderons l'opt-out pour que les services publics soient sortis de la concurrence libre et non faussée. De même, nous qui avons vu le capitalisme planifier le recul de toutes les conquêtes sociales, nous allons opposer aux grands planificateurs du Gosplan du pognon de la commission de M. Barroso, la planification écologique. Camarades, cette phase est d'une extraordinaire densité politique. Toute la politique de gauche, comme l'a dit Jean Jaurès, doit se résumer à un mot: rétablir dans tous les domaines la souveraineté populaire, rétablir partout la souveraineté politique. Qui va mettre les camions sur des trains du nord au sud, sinon les cheminots? S'ils nous menacent de mettre des taux d'intérêt excessifs sur nos emprunts, qui va les tenir à la gorge, sinon les travailleurs des banques ? Tenons-nous en au message de Saint-Just: toute notre révolution tient en un mot : osons!

Que proposez-vous concrètement au Front de gauche?

Evelyne Sire-Marin. Je suis venue ici en tant que membre d'un contre-pouvoir, la justice, qui fait l'objet d'un massacre à la tronçonneuse depuis maintenant dix ans. Je suis aussi ici en tant que militante de la Ligue des droits de l'homme et reprendrais à mon compte, après le discours de Grenoble, le mot de Patrick Chamoiseau : « De vieilles ombres sont de retour et nous regardent sans trembler. » Aujourd'hui, j'ai repris un peu d'espoir, et même beaucoup d'espoir, parce que la gauche sociale et la gauche morale sont en train de converger. Quand on est magistrat, et qu'on voit comment les libertés ont été détruites, on se dit que la liberté est une valeur de gauche. C'est la gauche qui, quand elle a été forte, a produit de grandes lois sur les libertés : la loi sur la liberté de la presse en 1945 avec le Conseil national de la Résistance, la loi sur l'enfance délinquante, et plus récemment, en 1981, l'abolition de la peine de mort. Aujourd'hui, j'attends du Front de gauche qu'il revienne à la préservation de la liberté individuelle. J'attends qu'enfin on sorte de la société carcérale où la misère est pénalisée. Je veux aussi, à travers le programme partagé, qu'on sorte de la société de surveillance. Je ne veux plus de tous ces fichiers. Ma question : le Front de gauche pourra-t-il s'élargir aux citoyens qui, comme moi, ne sont membres d'aucun des partis du Front de gauche, mais de simples défenseurs des libertés ?

Roland Gori. Je voudrais citer un texte de Bourdieu, Contre-feux contre l'invasion néolibérale, rédigé en 1995, au moment des grèves. « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent contre la destruction d'une civilisation. Civilisation associée à l'existence de services publics, celle de l'égalité républicaine des droits à l'éducation, la santé, à la culture, à l'art et par-dessus tout au travail. » Je suis ici à titre personnel, mais aussi au nom des valeurs qui ont présidé à l'initiative de l'Appel des appels. Laissez-nous soigner pour soigner, plutôt que de former un entrepreneur de santé qui a des clients qui doivent accroître le pôle médico-chirurgical. Laissez-nous faire notre boulot de chercheur, n'essayez pas d'incorporer des dispositifs d'évaluation qui sont des dispositifs de soumission sociale. Laissez-nous faire notre boulot d'éducateur et arrêtez avec vos évaluations qui sont là encore une manière d'initier les enfants à la soumission sociale, les privant du désir d'appendre afin de développer la performance. Tout cela tue la pensée. C'est pourquoi on nous a vendus à la vindicte populiste qui s'exprime par la désignation de bouc émissaires. Il y a là le fermant de tous les extrémismes. Qu'est-ce que vous comptez faire par rapport à cela ?

Dominique Noguères. Je suis ici à titre personnel et j'ai besoin d'une gauche qui respecte ses valeurs, qui puisse penser le cas des étrangers autrement que par des charters, des centres de rétention, autrement qu'en renvoyant les enfants dans leur pays en les prenant dans nos écoles. Je veux une gauche qui soit capable d'appréhender ces questions autrement que par la répression. J'ai besoin d'une gauche qui dénonce parce qu'on nous monte les uns contre les autres : les riches contre les pauvres, les Français contre les étrangers, et on va même jusqu'à dire maintenant qu'il y a des Français qui ne sont pas tout à fait Français. C'est inadmissible et nous devons le dénoncer. Je sais que vous êtes capables de le faire. Je suis également vice-présidente de la Ligue des droits de l'homme, nous sommes en train de mettre en place un pacte citoyen pour les droits. C'est ensemble que nous devons le travailler, parce que c'est unis que nous gagnerons.

Willy Pelletier. Je ne suis ni au PCF, ni au Parti de gauche, alors quand on m'a demandé de venir, j'ai cru à une erreur de casting. Certes, à la Fondation Copernic, on fait la campagne unitaire contre les retraites. Et puis, l'erreur de casting c'était peut-être ça, le diagnostic partagé. Un dispositif rare s'il casse avec la verticalité léniniste classique : un parti qui sait et un mouvement social qui suit. Nous vivons une offensive de classe sans précédent. D'un côté, une classe mobilisée, la haute bourgeoisie, qui nous transforme en ressources humaines, en chiffres. Et de l'autre côté, il y a ce que nous avons à faire : reconstruire notre classe, le prolétariat ou la classe ouvrière, qui est une classe cassée par la concurrence au travail, les CDD, l'intérim, la concurrence entre anciens et plus jeunes C'est notre défi, et on ne pourra le traiter qu'ensemble, refaire le prolétariat, refaire un «nous » en disant qu'il y a « eux ». Quand j'entends le Parti communiste parler de l'humain, moi, j'aimerais qu'on parle de lutte des classes. Parce que les dominants sont aussi des humains, mais ce n'est pas notre classe. Après le 7septembre, nous voyons bien que gagner devient possible, si l'on dit bien qu'il n'y a aucune négociation possible avec ce gouvernement. Sur la bataille des retraites, nous disons qu'il n'y a qu'une seule option : c'est le retrait du projet de loi. Si nous disons qu'il faut bloquer la réforme, il faudra bloquer ce pays. Dès qu'il y a travail, ils cognent. Si nous sommes tous coupables, nous devons lui répondre le tous ensemble. Et la retraite par répartition, c'est effectivement la civilisation du tous ensemble. Le gouvernement a dans son ADN l'insécurité sociale, elle est son oxygène. Si nous gagnons contre ce gouvernement, alors oui, nous gagnons une solidarité de classe, nous reconstruirons notre classe. Mais n'attendons pas 2012 pour le faire. Car 2012, c'est maintenant et si nous ne gagnons pas maintenant, en 2012 on est mal barrés. Si nous gagnons maintenant sur les retraites, ce sera pour Sarkozy son pot de départ, son pot de retraite.

Comment les trois formations du Front de gauche entendent-elles ces interpellations?

Jean-Luc Mélenchon. Concernant la méthode du programme, il y a un savoir-faire accumulé par les luttes et les militants de gauche. Nous ne partons pas de rien. Il y a des plates-formes revendicatives, la Fondation Copernic, le mouvement altermondialiste. Les communistes ont également fait un travail de longue haleine avec des groupes parlementaires efficaces qui disposent de nombre de propositions de loi. Il existe donc des propositions à mettre sur la table. Nous ne sommes pas là pour organiser le forum permanent des idées, il s'agit d'arrêter un projet. Faites des fronts de gauche là où vous êtes! Des fronts de gauche de la justice, de la santé, de l'éducation C'est comme ça que nous clarifierons ce sur quoi nous nous accorderons : ni le plus petit dénominateur commun, ni les arrangements familiaux.

Christian Picquet. Depuis 1793, la démocratie est synonyme de souveraineté populaire. Souveraineté qui ne s'arrête pas au cadre des élections. Jaurès disait que le socialisme mettait l'individu humain au centre de tout, c'est toujours vrai aujourd'hui contre les logiques de rentabilité.
Pierre Laurent. Sur cette tribune, il n'y a pas trois leaders et quatre intervenants. Il y a sept personnes qui ont des choses à dire. et vous aussi, vous avez beaucoup à dire. Il est extrêmement important que l'expertise professionnelle, citoyenne et sociale soit mise à contribution. Il faut que tous ces gens se sentent propriétaires du débat que nous allons engager. Il ne s'agit pas de délivrer une parole que vous seriez chargés d'écouter. Nous ouvrons un processus de travail, de co-élaboration citoyenne. Si nous ne faisons pas ça, l'étau présidentialiste broiera nos espoirs. La bipolarisation de la vie politique laissera également de côté l'essentiel de ce que les gens voudraient mettre au c%oe%ur du débat de la gauche. Tout cela s'organise et il va falloir faire preuve collectivement d'imagination pour reconquérir notre liberté et rendre de nouveau les individus capables de leur propre émancipation.
Propos recueillis par Clotilde Mathieu et Lina Sankari