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Lamarckiz sortit à cinq heures. Le troisième sarkosium avait lieu dans un mois, et en tant que chef du Bureau de la Norme, il en supervisait toutes les commissions, ce qui exigeait un contrôle sans relâche. Ce matin, il devait rencontrer les spécialistes de la section Médecine, demain ceux de la Justice, puis ce serait l'Enseignement, la Recherche, etc. Comme il était en avance, il passa d'abord à la Sous-section du Vocabulaire, où il s'assura que les dernières corrections avaient été validées : la présence sur les lieux d'un accident s'appelait maintenant un stress post-traumatique, la mauvaise humeur avant les règles, une dysphorie prémenstruelle et l'impuissance, un trouble de la fonction érectile. Mais surtout, la dépression nerveuse, dont l'OMS prévoyait qu'en 2020 elle occuperait la deuxième place derrière les maladies cardio-vasculaires, la dépression nerveuse venait de voir sa définition officiellement modifiée : elle désignerait désormais «toute tristesse de plus de quinze jours». Lamarckiz eut un sourire : cela incluait donc le chagrin d'amour, ce qui ouvrait un énorme marché potentiel. Il allait pouvoir annoncer la bonne nouvelle aux grands laboratoires pharmaceutiques avec lesquels il travaillait en étroite collaboration. Les résultats promettaient d'être encore meilleurs qu'avec l'hyperactivité des enfants, triomphe de la ritaline.
Non, ceci n'est pas un roman d'anticipation, mais bel et bien l'image de notre réalité présente, si inquiétante pour l'humanité que Roland Gori a décidé, il y a un peu plus d'un an, avec Stefan Chedri, de donner l'alerte. Partant du constat que tous les métiers étaient menacés par les mêmes tentatives de démolition à travers une idéologie de la standardisation, de la réification et de la performance, ils ont appelé «les professionnels du soin, du travail social, de l'éducation, de la justice de l'information et de la culture», à se rassembler pour faire barrage aux technocrates : cet Appel des appels, «pour une insurrection des consciences», lancé le 22 décembre 2008 à «tous ceux qui refusent la fatalité», a propulsé Roland Gori sur le devant de la scène.
Ce psychanalyste, professeur de psychopathologie à l'Université d'Aix-Marseille, n'avait cependant pas attendu la vaste coordination nationale qui allait suivre pour dénoncer les dérives du scientisme et le rabotage, le sabotage de l'être humain. Avec Marie-José Del Volgo, son épouse, médecin, il avait ainsi publié en 2005 la Santé totalitaire, et début 2008, Exilés de l'intime. Il y montrait notamment comment le nouvel ordre économique tente d'asservir la médecine en la réduisant à «une maintenance hygiénico-sociale» et la psychiatrie à une sorte d'expertise générale des comportements à fins préventives : pour ce disciple de Michel Foucault, le pouvoir cherche non à soigner mais à gérer, à contrôler les «anormaux» tout en instrumentalisant l'homme et en supprimant insidieusement l'individu singulier.
Singulier, Roland Gori l'est de naissance. Fils unique d'un père d'origine toscane «hyperdoué», chef des services techniques sur le port de Marseille et communiste militant, et d'une mère catholique dont le c%oe%ur penche à droite, il grandit entre crucifix et volonté d'apprendre, heureux et choyé sous l'ombre portée de la guerre, dans une atmosphère à la Cavanna des Ritals - vie de quartier, liens de voisinage autour des potagers, aristocratie ouvrière, tendresse, Pif le chien, romarin, huile de foie de morue. Ses parents sont pourtant tous deux marqués par le deuil, l'un ayant perdu son père à l'âge de neuf ans, l'autre sa s%oe%ur jumelle. Leur tristesse laisse sur lui une empreinte qu'il estime bienfaisante : «Le problème fondamental de nos sociétés, c'est la façon dont elles traitent la perte ; elles veulent liquider la dimension tragique de l'homme. Mais c'est dans la mélancolie qu'on est au plus près de la vérité», dit-il. Après une enfance de rêve, les choses se gâtent à l'entrée au lycée où son «étrangeté» de fils du peuple s'affronte aux moqueries de la bourgeoisie. Lisant Stendhal, il s'identifiera à Julien Sorel, condamné «pour s'être élevé au-dessus de sa condition».
Sauf que Roland, lui, s'en sort en fréquentant des petites bandes de quartier qui renforcent son goût du collectif. Contre son père, qui le rêve ingénieur, il abandonne la filière scientifique et passe un bac philo. Puis il enchaîne les petits boulots, fait des remplacements d'instituteur. A dix-huit ans, il a son studio, sa voiture, et découvre la psycho, s'affranchissant ainsi de l'admiration qu'il voue à son père : celui-ci, en bon matérialiste, déteste les sciences de l'âme !
Monté à Paris avec ses premiers diplômes, il se marie, a une fille, exerce différentes fonctions à Sainte-Anne puis à l'hôpital de Châteauroux. En première année de thèse avec Didier Anzieu, il assiste à Nanterre aux événements de Mai 68, qu'il comprend mal : «l'éloge du non-savoir» agace ce jaurésien convaincu, de même que la tyrannie du discours lacanien. C'est pourtant à cette époque que, psychothérapeute, il entreprend une psychanalyse afin de mieux comprendre ses patients. «La psychanalyse me passionne, dit-il aujourd'hui, mais les écrits psychanalytiques m'emmerdent.» Sauf Freud, Winnicott et «le premier Lacan», précise-t-il.
De retour dans le Sud, il enseigne comme assistant puis maître-assistant à Aix et Montpellier où, après son divorce, il vit avec ses deux filles. En 1980, il commence une longue carrière d'expert universitaire, pendant laquelle il assiste à la mise au pas insidieuse des chercheurs et à l'agonie des humanités. Claude Allègre est alors sa bête noire. Dès 1990, il s'alarme de la «philosophie de la rentabilité» qui, au nom des valeurs perdues, prône l'Evaluation et défigure la science, préparant la descente aux enfers de la psychanalyse. Avec Pierre Fédida et Elisabeth Roudinesco, il organise la riposte et sera très actif lors de l'amendement Accoyer, comme dans le mouvement «Pas de zéro de conduite», contre la détection précoce des futurs délinquants parmi les enfants en souffrance.
En 1996, il publie un traité d'épistémologie de la psychanalyse, la Preuve par la parole, et en 2002, Logique des passions, son livre le plus personnel, «la livre de chair» de son parcours existentiel, sans doute induit par sa rencontre avec Marie-José Del Volgo et l'amour. Avec elle, il se sent des ailes pour mener le combat contre «un capitalisme sans vertu»et une «civilisation d'usuriers» où les plus faibles sont amenés hypocritement à accepter leur propre exclusion.
La carrière politique ne le fascine pas - approché par le PS, invité par le PCF et les Verts, il a toujours refusé de se présenter aux élections -, et s' il a pleuré d'émotion en 1981 lors de l'élection de Mitterrand, il vient de voter pour le Front de gauche aux dernières régionales. Sa question fondamentale, toujours, partout : «Comment faire quelque chose tout en restant vrai ?» L'Appel des appels, né de cette interrogation, en constitue aussi la réponse.
Roland Gori en 6 dates
22 novembre 1943: Naissance.
1969: Thèse de doctorat en psychopathologie.
1976: Thèse d'état en sciences humaines, «l'Acte de parole».
1996: Epouse Marie-José Del Volgo
1996: Naissance de son petit-fils Tom.
22 décembre 2008: L'Appel des appels, 78 000 signataires.
Janvier 2010: L'Appel des appels (Mille et une nuits).
Article de Camille Laurens paru dans Libération le 25 mars 2010
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