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Faut-il avoir peur du pouvoir de la télévision ?
Nous avons assisté ces derniers jours à un événement médiatique, comparable à celui de la grippe A, dans la mesure où il a joué avec la peur du pouvoir de la télé qui, comme le virus H1N1, serait capable de tuer. Le documentaire le Jeu de la mort prétend reprendre l'expérience de Milgram des années 1960 pour démontrer le pouvoir de la télévision et la soumission et l'obéissance des individus à l'autorité ; il a donné lieu à une déferlante médiatique avant même sa diffusion. L'opération de communication a été plutôt réussie et nous devions être présents en grand nombre devant la télé au moment de la diffusion du documentaire suivi de l'émission débat Jusqu'où va la télé ?. Le premier documentaire se trouve résumé dans les médias par le résultat du Jeu de la mort présenté comme une expérience rigoureusement menée avec le soutien de l'autorité scientifique. Ce résultat a été martelé avec force dramatisation, celle des mots, et avec la vérité du chiffre. Le pouvoir de la télévision serait enfin évalué scientifiquement puisque le taux d'obéissance des sujets s'élève à 81 %. Les candidats questionneurs, ceux qui délivrent les décharges électriques, ont obéi à l'autorité de la télévision, capables, horreur absolue, d'aller jusqu'à administrer la mort. Voilà le message « publicitaire » qui nous a été assené par ceux qui ont participé à l'émission et par ceux qui ont fait leurs gros titres sur ce sujet avant sa diffusion : le pouvoir de la télé peut aller jusqu'à tuer. Sauf que les consommateurs de télé n'ont pas été aussi obéissants que certains auraient pu le souhaiter, les deux documentaires ont fait une moindre audience que les émissions de TF1 !
Quels commentaires rajouter à tout ce battage médiatique ? On a parlé des questions d'éthique à propos de l'expérience du Jeu de la mort. Si les trucages à tous les niveaux devraient faire réfléchir ceux qui les réalisent, par contre et concernant les candidats piégés et manipulés, il ne faut pas feindre d'oublier qu'il s'agit pour eux de jeu et de spectacle, où la force de l'imagination et des émotions peuvent se mettre en scène avec les apparats du comédien. Dans ce contexte, l'analogie avec « la banalité du mal » des camps nazis est absurde, dérisoire et indigne. Si certains candidats, les désobéisseurs, ont eu un comportement que l'on serait tenté de faire valoir comme meilleur que celui des autres, c'est faire peu de cas de ce qui peut amener un candidat, dans une confiance et une solitude volontairement créées, à se soumettre à l'autorité. L'énigme de la soumission ne serait-elle pas, entre autres explications, l'énigme de l'amour ? L'amour est aveugle, dit-on. Toute la complexité des situations de tels « jeux » où sont à l'%oe%uvre les passions, l'amour, la haine, l'ambivalence des sentiments, est balayée par une analyse simpliste et réductrice.
Après le Temps de cerveau disponible, deuxième documentaire de l'émission (diffusé le lendemain), un documentaire bouleversant, Pédophilie au féminin : le tabou, montrait notamment une jeune adolescente en larmes et racontant l'incrédulité rigolarde d'un policier au moment où elle osait enfin dénoncer les abus sexuels commis par son beau-père et sa propre mère : « Une mère ne fait pas ça, ce n'est pas possible, et à votre âge vous étiez forcément consentante. » Dans ce cas, quels seraient les ressorts de la soumission ? Ceux de la lâcheté, de la perversion ou ceux de l'amour et de la confiance trahis par une mère perverse et dont la fille ne saurait admettre qu'au fil du temps la cruelle réalité ? On peut d'ailleurs s'interroger sur les motivations conscientes et inconscientes de faire incarner, dans le Jeu de la mort, l'autorité perverse par une jeune femme séduisante. La séduction sexuelle et la pornographie ne sont pas très loin.
Faut-il le rappeler, un événement médiatique n'est pas un événement scientifique. Un faible taux d'obéissance aurait pu créer la surprise et faire événement au sein de la psychologie sociale expérimentale. Dans cette pseudo-expérience, le nombre important d'obéisseurs devrait inciter les chercheurs à analyser les nombreux biais du Jeu de la mort. Sans oublier que dans les sciences humaines la rigueur n'a rien à voir avec la mesure et les chiffres. Ainsi va la science et demandons-nous plutôt si l'ampleur de l'événement médiatique n'est pas à la mesure de l'effroi d'une mort annoncée, la « fin de la télévision » !
Article paru dans l'Humanité du 24 mars 2010
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