Le regard d'Elisabeth Roudinesco

Historienne, directrice de recherches à l'Université de Paris VII-Diderot, Elisabeth Roudinesco a écrit une vingtaine de livres traduits en trente langues. Derniers ouvrages parus : Retour sur la question juive, Albin Michel; Théroigne de Méricourt (rééd. Albin Michel). Préface au journal d'Hilda Doolittle, Pour l'amour de Freud, Des femmes-Fouque. A paraître le 27 mai : Mais pourquoi tant de haine? (L'affabulation d'Onfray), Seuil.

La «baraque» de Freud



Un certain Monsieur Crépu m'apostrophe dans un quotidien du matin pour me reprocher d'occuper trop de place dans ce qu'il appelle «la baraque freudienne». Qu'a-t-elle fait au ciel, cette «baraque», dit-il, pour mériter d'être défendue par quelqu'un d'aussi peu recommandable que moi? Baraque? J'ai consulté mon Petit Robert : «construction provisoire, sommaire, mal bâtie, de peu d'apparence.» Sympathique ce Monsieur Crépu. En appelant d'autres que moi à défendre la «baraque freudienne» contre l'affabulateur Onfray, voilà comment il la traite.
Pardon, Monsieur Crépu, si ma présence vous gêne. A quoi servent les historiens? Certainement pas à casser des «baraques» ni à les restaurer, mais à rétablir un peu de sérénité et de raison dans le ciel des délires et des extravagances. En tout cas, grâce à mon «omniprésence» je ne suis plus seule et le brûlot de l'affabulateur (Le crépuscule d'une idole, Grasset) a perdu sa crédibilité. L'arroseur est arrosé. Qui croira encore que Freud était ce qu'il dit : escroc, menteur, cupide, abuseur des femmes, persécuteur des Juifs, toxicomane, ami de Mussolini, suppôt du nazisme? Allez, un peu d'humour. Savez-vous, dit un jour un Juif de New York à un Juif de Berlin, ce qui caractérise les cinq Juifs les plus célèbres du monde : Moïse, Jésus, Marx, Freud, Einstein? Le premier a dit «tout est loi», le deuxième «tout est amour», le troisième «tout est argent», le quatrième «tout est sexe», le cinquième «tout est relatif». De quoi faire frémir tout autant le restaurateur de la «baraque» que son démolisseur.

Burqa



Je ne pense pas qu'il faille faire voter une loi spécifique qui serait sensée protéger la «dignité» de la femme. Ce serait stigmatiser l'islam et les musulmans de France. En outre, cela ouvrirait la voie à la dérive des petites différences. Les ligues de vertus exigeraient que soient interdites toutes les tenues dites «choquantes» : casquettes à longues visière, jupettes, déguisements, cheveux rouges, percing, etc.
L'instauration d'un Etat de droit va de pair avec l'idée que le citoyen vit à visage découvert puisqu'il est libre de son opinion. Le visage c'est l'identité du sujet, son âme. Emmanuel Levinas a écrit de belles pages sur cette question.
De facto, le port de la burqa est déjà proscrit dans une partie de l'espace public : école, hôpital, administration. Reste alors la rue. Mais peut-on l'assimiler à un trouble à l'ordre public? Difficile à dire. Mieux vaut lutter contre la barbarie avec d'autres moyens.

Experts



Désormais, les universitaires reçoivent des injonctions d'experts dont les visages et l'identité sont dissimulés derrière des numérotations : ANRSH53BlancSH3Distur. Cliquez à gauche, cliquez à droite. Tel est le fléau de notre époque : l'Agence nationale de la recherche, formatée, codifiée, maintes fois dénoncée par les collectifs «Pas de zéro de conduite» ou «L'appel des appels». Comme j'aime Lisbeth, l'héroïne autiste et tatouée de Millenium. Elle réussit toujours à dérégler les protocoles des experts.


Crime et châtiment.



Magnifique exposition au Musée d'Orsay réalisée par Jean Clair sur une idée de Robert Badinter. Le crime, la folie, la passion meurtrière sont au coeur de l'humanité. Et c'est pourquoi la peine de mort doit être abolie, non pas parce qu'elle ne sert à rien - raison trop utilitariste - mais parce qu'elle fait ressembler ceux qui l'administrent à des criminels. Victor Hugo a eu le courage de réclamer son abolition en ces termes et d'en dessiner l'horreur : une tête de guillotiné flottant dans l'air au dessus du couperet.
Belle idée d'avoir exposé toutes les versions de la mort de Marat (13 juillet 1793). L'Ami du peuple et des femmes peint par David, effondré dans sa baignoire, visage christique. Geste insensé de la belle Charlotte Corday brandissant le poignard qui la conduira à l'échafaud : meurtre du régicide par une vierge justicière, elle aussi régicide, légalement mise à mort. La guillotine est au musée, la pulsion de mort demeure, le désir de Révolution aussi.


Rose c'est Paris.




C'est pour rendre hommage à Marcel Duchamp qui avait inventé en 1920 ce personnage fictif (Rrose Sélavy), puis s'était travesti en femme pour le grand bonheur de Man Ray - que Serge Bramly et Bettina Rheims ont réinventé (galerie de la Bibliothèque nationale de France) le Paris de Fantomas et des surréalistes avec la complicité de Monica Bellucci et de Charlotte Rampling. Spleen, ambivalence des genres, lieux insolites, photographies baroques en noir et blanc. Tout se passe ici comme dans un film de Luis Bunuel. Hypothèse du complot et de l'amour contrarié, manège insidieux des souvenirs : impossible désormais de traverser Paris sans songer à ces lieux de mémoire où s'enchevêtrent des corps de femmes mises à nus, enlacés dans des dessous sophistiqués et le visage masqué. Le contraire de la burqa, la revanche de l'art sur la bêtise.


Tsiganes




Au moment où l'Europe est au bord de la crise, où les immigrés sont pourchassés, où la pauvreté s'accentue, où les trop riches s'enrichissent, en même temps que reviennent, dans des discours que l'on ne voudrait ne pas entendre, les mots du racisme et de l'antisémitisme, qui se souvient des Tsiganes, peuple errant, persécuté au quatre coins d'Europe? Qui se souvient de Guerino, virtuose de l'accordéon, Zingaro napolitain? C'est aussi beau que la voix de Charles Aznavour et que les envolées lyriques de Jean Ferrat.

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