Louise Renard, France, la fourmilière géante du malaise social

France, la fourmilière géante du malaise social

mardi 3 février 2009, par Louise Renard

Environ 600 personnes étaient réunies au Centquatre samedi 31 janvier, répondant à l'Appel des appels lancé début janvier contre la politique de la peur et la « nuit sécuritaire » dans laquelle s'engage la France. Plus de 50 000 personnes ont signé ce texte soutenu par nombre de soignants en psychiatrie. C'est dire qu'au-delà des psychiatres et psychanalystes, l'appel a rassemblé en un mois des professionnels de nombreux secteurs : du soin, du travail social, de l'éducation, de la justice, de la culture et de l'information. Samedi, il s'agissait d'ausculter le malaise, de permettre à chacun d'évoquer les difficultés professionnelles auxquelles ces professionnels se heurtent, difficultés qui se renforcent jour après jour du fait des exigences du gouvernement vis-à-vis du service public, de son emprise sur la justice ou sur les médias. Parmi les constats, un symptôme, celui de la perte de sens des pratiques des uns et des autres, mais aussi la crise politique ouverte, la destruction de la démocratie, le coup de pied annoncé lundi dans la « fourmilière » sociale.

Normes néolibérales et malaise généralisé



Les normes qu'impose à ses praticiens la société néolibérale, via un gouvernement qui fait monnayer leur application par ses financements, envahissent des professions qui ne sont pas seulement techniques qui concernent des produits, des objets devant être conformes à des attentes de forme, d'hygiène, etc. mais sont avant tout des pratiques de l'humain. Ces normes transforment en profondeur des professions où l'humain est en jeu sa santé, son éducation, son information, ses droits leur appliquant les exigences de la production d'objets, exigeant des professionnels qu'ils rendent compte de leur pratique selon des critères prédéfinis et inappropriés à la réalité de leurs pratiques. Ces normes sociales sont pour une grande part promulguées par des commissions d'experts non représentatives de la diversité des métiers et pratiques, quand elles ne sont pas directement dépendants d'intérêts industriels (pharmaceutique, sécuritaire, etc.). Elles suivent d'une idéologie, celle de la transparence et de la traçabilité, et se subsituent au principe de responsabilité des praticiens. Elles empiètent de plus sur le temps qui leur serait nécessaire pour le soin, par exemple, ou leur finalité professionnelle, exigeant d'eux comptes rendus, rapports, questionnaires à remplir, codifications aberrantes dans des fichiers informatiques où non seulement le secret du soin n'est pas gardé mais où l'archivage est une finalité qui se fait aux dépens de celle de la guérison. Globalement, ces normes répondent aussi à une logique de contrôle qui limitent la liberté et la responsabilité, et se substituent à la loi, aux conventions de chaque métier, imposant parmi d'autres exigences de savoir « adopter une position éthique », comme dit une éducatrice spécialisée. Mais comment adopter une position éthique quand toutes les cases à cocher sont elles-mêmes la ruine de cette position ? Car ce contrôle des actes des praticiens n'a pas pour finalité l'usager, contrairement à ce qu'affirment les commissions d'experts et les réformistes, et c'est pourquoi elles poussent dans la contradiction, voire la dépression, les uns et les autres, devenus incapables d'agir selon les valeurs qui ont fondé leur profession et qui ne sont pas plus capables de les oublier pour s'en remettre, ainsi qu'on l'exige d'eux, à une gestion administrative de leurs patients, de leurs élèves, etc.

Des réactions d'inservitude



C'est ainsi que dans un service de pédopsychiatrie de Marseille, des praticiens refusent depuis un an de rentrer des informations sur leurs patients dans des fichiers informatiques. Dans l'éducation, des enseignants et directeurs d'école refusent de remplir base élèves. Des maîtres désobéissent acceptant de perdre deux jours de salaire par semaine. Dans la recherche, des universitaires refusent les expertises. Les magistrat ont lancé leurs états généraux pour tenter de réagir à la mise sous coupe de la justice et à la politique de criminalisation et d'enfermement galopante dans laquelle ils deviennent un rouage qui a perdu son indépendance. Toutes ces professions de l'humain se disent empêchées de travailler en leur âme et conscience, instrumentalisées pour faire du chiffre, appliquer une politique de la peur, se transformer en métiers sanctions. Dès la crèche, il s'agit de traquer les signes de la délinquance ou bien de « préparer l'enfant à sa future carrière d'écolier », selon une praticienne, avec l'aide de parents qui sont des « auxiliaires de soins préventifs ». Les mots ont perdu leur sens, ou ils enchaînent dans une logique de cadrage et de formatage. Selon les mots d'un documentariste, la société a perdu son regard sur elle-même, ou selon ceux d'une orthophoniste, elle ne s'entend plus, elle a perdu l'écho de sa parole. Et en effet, si des débouchés politiques donnaient un écho aux propositions des professionnels ou des collectifs sur les questions qui les concernent, la société pourrait entendre son dégoût face à son devenir machine, élaborer ses symptômes de normativité. Mais dans tous les secteurs, y compris la justice, de telles propositions sont déniées. Ce qui s'impose, c'est la haine de l'autre, du faible, de l'étranger, du différent, comme celle du temps « perdu » dans ces pratiques de l'humain. La dénonciation d'un Etat-limite se fait entendre elle aussi, amenant celle de la folie de son premier représentant, sans qu'elle soit clairement caractérisée. Délire paranoïque, perversion ? Et l'on voudrait faire croire que les résistants sont les fous dangeureux

Le problème de l'information



Dans la presse, on noie le poisson, globalement. La qualité et la liberté de la presse sont tout autant attaquées que les autres professions de l'humain. Structure des groupes de presse, limites de l'accès aux sources, articles sur commande, absence d'angle, arguments fallacieux, servilité des principaux intéressés fabriquent un discours consensuel sur une société en mouvement. Progrès de la démocratie, des libertés, nécessité des réformes sont avancés au cas par cas, saupoudrés, et l'on atténue les grandes ruptures et accumule les contradictions. On vante ainsi le progrès de la justice, garante des libertés et de la démocratie, alors que des représentants du parquet se font régulièrement rappeler à l'ordre par leur hiérarchie pour des propos d'audience ou convoquer pour mauvaises statistiques. Sous ce vernis consensuel fabriqué, de nombreux journaux dosent savamment leurs dénonciations et concluent sur des propos vagues. La critique des grévistes est facile, lorsqu'on la fait porter à un usage, etc. Oubliant ses propres exigences, la presse se réduit à une entreprise de propagande.

C'est d'une certaine manière pour échapper à ce relais officiel, pour se parler directement de tous ces métiers devenus difficiles à exercer, que la foule s'est pressée à l'Appel des appels, samedi, et que des comités locaux prendront naissance autour des volontaires, formant des zones de résistance et de soutien entre professionnels maltraités dans leurs pratiques. Globalement, la journée n'a pas abouti à un mot d'ordre, mais à un constat. Un constat d'autant plus net qu'il faisait écho à celui dressé la veille au soir au Châtelet, devant 800 personnes venues soutenir les six ou sept journaux qui dénonçaient la situation de la presse en France[1]. La crise économique cache mal la crise politique, une dictature rampante qui ne dit pas son nom. Comment résister ? Quelles seront le victimes ? L'ensemble du corps social ? Lundi 2 février, à Paris, au moment d'installer le Conseil conseil pour la création artistique et pour justifier qu'il présiderait lui-même cet organe neuf, le président a déclaré : « C'est à moi de donner un coup de pied dans la fourmilière ». Personne, lors des élans citoyens de vendredi et samedi, n'imaginait encore faire partie d'une « fourmilière » à détruire.

Louise Renard

[1] Suites de l'Appel de la Colline lancé par Mediapart et Reporters sans frontières en marge des états généraux de la presse. L'« Appel des six » est devenu d'ailleurs « Appel des sept » au Châtelet. On a pu y entendre cette phrase de Jean-François Kahn : « Demain, les journalistes qui se taisent seront responsables vraiment. »]