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Les Français manquent cruellement d'espoir, de confiance dans l'avenir, et craignent pour le pain quotidien de leurs enfants. Selon certaines enquêtes, un Français sur deux craint de se retrouver SDF, plus de deux Français sur trois pensent que l'avenir de leurs enfants sera pire que le leur. C'est une crise dans le ciel de la démocratie qui, tel le nuage de l'éruption volcanique, obscurcit l'horizon de nos contemporains. Jaurès n'a cessé de nous mettre en garde : le pire pour une démocratie, c'est son manque de confiance en elle-même. Mais à défaut de pain, notre « société du spectacle », friande, avide d'émotions collectives marchandises, nous offre des jeux de cirque, des combats de gladiateurs bien saignants, une sorte de télé-réalité, comme aujourd'hui le « déniaisage » de Michel Onfray par le Livre Noir de la psychanalyse, ce pot-pourri de textes hétéroclites qui nous invitait-il y a cinq ans à « vivre, penser et aller mieux sans Freud ». Quel programme ! J'avoue pour ma part avoir d'autres %oe%uvres littéraires comme sources de fantasmes érotiques. Mais à chacun les siennes. À chacun son auteur aussi, dès lors que son %oe%uvre tombe dans le domaine public sans que pour autant il doive être nécessairement traîné dans la boue. Le Kant de Michel Onfray n'est pas le mien, pas davantage que son Nietzsche. Et encore moins son Freud. Chacun a l'auteur qu'il mérite, comme aurait pu dire Mme de Staël.
Le problème est pour moi dans cette affaire le « tapage médiatique » dont elle fait l'objet par la promotion d'un brûlot d'un auteur récemment « déniaisé » de la séduction freudienne. Cette mise en scène médiatique vient enfumer le paysage philosophique et culturel des débats d'idées, des exigences sociales et des priorités politiques que pourtant la situation actuelle exige. Beaucoup de bruit pour rien voilà qui est important. Important en tant que symptôme de notre civilisation. Important comme révélateur de cette réification des consciences propre à nos sociétés dans lesquelles la forme marchande est la seule forme qui détienne une valeur, fixée par un prix, pour pouvoir exercer une influence décisive sur toutes les manifestations de la vie sociale et culturelle. Or que valent les propos de Michel Onfray sur Kant ou sur Freud en dehors de l'audimat que ses éditeurs suscitent et que sa posture médiatique produit ? N'est-ce pas d'ailleurs au nom du « chiffre de ventes » de ses ouvrages que le président Sarkozy l'avait sollicité pour débattre au moment de la campagne présidentielle ? Le problème du fétichisme de la marchandise et de son spectacle est un problème spécifique du capitalisme moderne et de la société qu'il formate. Cette universalité de la forme marchande et de la société du spectacle est présente de pied en cap dans la structure et la fonction de la mise en scène médiatique et promotionnelle du livre d'Onfray. La « dislocation » de l'%oe%uvre freudienne et de la figure de Freud ne saurait être culturellement efficace hors les effets de cette promotion marchande et spectaculaire. Rien de neuf ne s'y trouverait qui n'ait déjà été dit. De quelle pratique thérapeutique pourrait s'autoriser Michel Onfray pour juger de l'efficacité de la méthode psychanalytique ? De quels travaux d'exégèse historique pourrait-il s'autoriser, si ce n'est de ceux qui ont barboté dans le marigot du Livre noir ou dans les mensonges freudiens de Benesteau ? L'efficacité de cette dislocation ne saurait donc procéder que de l'objectivation marchande, dont un auteur comme Georg Lukacs nous avait naguère appris qu'elle s'accompagnait presque toujours d'une « subjectivité » aussi « fantomatique » que la réalité à laquelle elle prétend. Tel est le mythe freudien propre à un auteur « déniaisé » par « ces mages noirs qui rêvent d'enterrer la psychanalyse » (1).
La vérité n'a plus chez Onfray le statut de « cohue grouillante de métaphores » que Nietzsche nous invite à dénicher dans chacune de nos théorisations, mais le principe moral et transcendantal, au nom duquel il « déboulonne » et répudie les premiers émois de sa pensée adolescente par le truchement de la figure de Freud. C'est ici le spectacle d'une pensée réifiée dont le savoir est « mis hors d'état de comprendre la naissance et la disparition, le caractère social de sa propre matière, comme aussi le caractère social des prises de position possibles à son égard et à l'égard de son propre système de formes » (2).
Un dernier point. À lire « la réponse de Michel Onfray » à Elisabeth Roudinesco à la suite de l'analyse critique du livre, on ne peut que constater que le niveau est tombé très bas, très bas au-dessous de la ceinture. Quand je dis au-dessous de la ceinture, je n'évoque en rien cette sexualité que Freud élève à la dignité d'un concept à partir d'une méthode, sexualité qu'il inscrit dans la généalogie de l'éros platonicien ; je parle tout simplement du sexe et de ses positions que les propos graveleux des hommes convoquent à la fin des agapes, dans les coulisses des matchs sportifs ou dans l'excitation des salles de garde. Si on veut bien, après Freud, considérer que les commentaires d'un rêve appartiennent au texte même du rêve, on mesure dès à présent le niveau de réflexion philosophique de l'ouvrage de Michel Onfray qu'une stratégie éditoriale réussie a porté à l'avant-scène médiatique. Si l'on devait mesurer la valeur de la réflexion intellectuelle et philosophique d'une société à la stature des concepts qu'elle construit et aux commentaires critiques des %oe%uvres qui l'ont précédée, on pourrait légitimement s'inquiéter de la dégradation intellectuelle de la nôtre.
(1) Roland Gori, l'Humanité du 9 septembre 2005.
(2) Georg Lukacs, 1960, Histoire et conscience de classe. Paris, Éditions de Minuit, p. 134.
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