Résister à la société de la norme et de l'évaluation

« [L']humanisme est le résultat de la cultura animi, d'une attitude qui sait prendre soin, préserver, et admirer les choses du monde. [[Hannah Arendt, 1954, La crise de la culture. Paris : Gallimard, 1972, p. 287-288.]] »

Hannah Arendt.

Quelles sont les possibilités aujourd'hui d'exercer nos métiers, ceux de l'éducation, du soin, de la recherche, du travail social, de la culture, de la justice, à un moment de notre histoire où nous assistons à une remise en question sans cesse accrue des valeurs qui les fondent et à une véritable « casse des métiers » ? La souffrance au travail ne date pas d'aujourd'hui, mais ce qui est nouveau, c'est cette perte actuelle du sens des métiers, cette perte des valeurs traditionnelles, et cela tout particulièrement avec l'évaluation, de plus en plus comptable, quantitative, chiffrée.

L'évaluation des élèves à l'école, qui a de tous temps existé, procède aujourd'hui, comme partout ailleurs, de plus en plus du contrôle en termes de performance et de réussite. Les enseignants, comme les médecins, les travailleurs sociaux, etc., évalués eux aussi, le sont de plus en plus comme des otages d'une bureaucratie comptable plutôt que dans un processus de jugement de valeurs entre pairs. Et c'est autant de temps perdu pour un authentique travail éducatif, travail social, recherche, enseignement, soin Dans cette manière de gouverner, nous devons faire le constat que nous nous trouvons soumis à ces modes de gouvernementalité qui traitent l'homme selon un modèle managérial et règlent les problèmes « humains » avec des grilles d'analyse des conduites et des comportements à des fins de solutions économiques dans tous les sens de ce terme. « Économiques », c'est-à-dire dans le sens d'une rentabilité quantifiable, comptable. Peu importe la validité, la valeur intrinsèque de ces dispositifs de contrôle et d'évaluation, c'est-à-dire leur capacité véritable à promouvoir et évaluer des recherches, des enseignements, etc., ce qui compte, c'est l'aliénation qu'ils produisent et la soumission de tous à des schémas de production d'indices facilement utilisables, commodes.

L'Appel des appels est aujourd'hui connu comme un des points de ralliement, de croisement et de coordination des résistances dans la transversalité et la réflexion commune. Ce mouvement s'est constitué fin 2008 en réaction aux pratiques de l'évaluation à l'Université, à l'Hôpital, dans les milieux professionnels de la Justice, de la Police, de la Culture, dans la Recherche, le Travail Social et l'Information, qui constituent des nouveaux dispositifs de servitude volontaire participant de l'art néolibéral de gouvernement des individus et des populations. Avec l'Appel des appels, nous avons voulu enseignants, chercheurs, médecins, magistrats, travailleurs sociaux, psys, etc., montrer comment et en quoi nous étions tous confrontés à la même logique managériale et sécuritaire, à un esprit d'entreprise au sens le plus péjoratif de cette expression, c'est-à-dire nous faire adhérer à des valeurs issues de la finance, du capitalisme financier, aux valeurs de profits à court terme exprimés en unités de comptes, chiffrés, quantifiés, aux valeurs de rentabilité et d'excellence, excellence entendue en terme de concurrence et de classement (des hôpitaux, des universités, des lycées, etc.).

Dans un telle logique, on s'intéresse aux forts et non aux faibles qui ne peuvent que ralentir la marche triomphante des profits et d'une société qui porte les valeurs de l'hédonisme, de la consommation, une société des loisirs. Si ce « bonheur » consumériste est accessible à tous, pourquoi s'embarrasser des plus faibles, ceux-là on ne s'en occupe plus vraiment. Les sciences et les technosciences viennent effectuer, réaliser une nouveauté lisse et la naturalisation de l'humain accomplit ce rêve d'un homme nouveau débarrassé du poids de son passé et de son histoire.

Seule une culture conçue, non pas comme un secteur social de divertissement et de spectacle, mais comme la condition primordiale de la pensée critique et du jugement peut permettre de « remettre l'humain au c%oe%ur de la société ». Ce faisant les chiffres, qui ont aussi leur intérêt, ne doivent pas être présentés pour nous faire taire mais pour nous inviter à parler. Ce qui suppose une réhabilitation de la parole et du dialogue, du sens et de la narration, de l'histoire et de la transmission.

Roland Gori est, avec Stefan Chedri, l'initiateur de l'Appel des appels. Psychanalyste, Professeur émérite de Psychopathologie Clinique à l'Université d'Aix-Marseille I, il a récemment publié : L'Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (sous la dir.), Paris, Mille et une nuits, 2009, La Santé totalitaire (2005), Roland Gori et Marie-José Del Volgo, Paris : Flamamrion, 2009 et Exilés de l'intime La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Roland Gori et Marie-José Del Volgo, Paris : Denoël, 2008.
Marie-José Del Volgo est une des premières signataires de l'Appel des appels. Elle est Maître de Conférences et Praticien hospitalier au CHU Nord de Marseille et a récemment publié avec Roland Gori La Santé totalitaire et Exilés de l'intime.