"Alors j'ai pleuré" - JM

Depuis quelques jours, les discours au sein de l’Ecole concernant la bienveillance envers les plus démunis, les plus en difficultés sont légions.

 

Des projets se dessinent, du soutien pendant les vacances, une reprise de l’école en premier lieu pour ces enfants les plus en difficulté … Doubles peines ou bienveillance. Je pense à A. , N. , L…. pour qui le confinement a été source de stress, de violences, de maux de tous ordres : physique , psychique , psychologique … Alors pour ces enfants moins de vacances, peut-être des risques à reprendre dans un contexte sanitaire encore insécurisé … Double peine ou bienveillance ?

 

Je me demande à ce propos si tant de bienveillance tout à coup ne serait- pas trop ?

 

L’ironie est devenue mon garde-fou. Pour un psychologue à l’école sûrement le meilleur allier en ce moment.

 

L’histoire est celles des RASED, Réseau d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté dans l’école. Nos missions, mes missions sont d’éclairer, d’accompagner, de soutenir les élèves dans leur scolarité, dans leur vie d’enfants à l’école. Il s’agit pour nous, professionnels dans l ‘école de tenter de guérir les blessures d’élèves, les souffrances d’enfants, symptômes d’une scolarité difficile ou d’une réalité individuelle, familiale insupportable,  réalité qui freine ou empêche les apprentissages. L’histoire est celle de la mise à mal de ce dispositif, de sa destruction.

Je travaille dans une équipe de 2 professionnels, enseignant spécialisé et psychologue, pour un secteur de 1200 élèves. Nous étions 4 il y a quelques années pour un secteur moins conséquent. Et tout cela sans compter une société qui accélère les inégalités, qui donne à voir des situations complexes où le scolaire, le social, le familial, le psychique s’effondrent là où en même temps le nombre d’acteurs professionnels de l’enfance s’effondrent aussi.

 

Et puis arrive ce virus, cette crise sanitaire.

 

Et tout à coup dans mon salon, ouvert par le biais de vidéo réunion au vu et au sus de tous mes collègues et de mon hiérarchique (sorte d’intrusion obligée) tout à coup donc je reçois les bonnes nouvelles : les RASED du secteur ne disposeront pas de kilomètres pour cette fin d’année et la rentrée prochaine, l’enveloppe est vide et meilleure nouvelle encore le secteur sera modifié vraisemblablement agrandi.

Alors j’ai pleuré. J’ai pleuré devant la souffrance des enfants, j’ai pleuré devant les crises des enfants submergés par leur mal-être, j’ai pleuré devant les difficultés d’apprentissage, j’ai pleuré devant la longue liste des difficultés que j’ai entendues ces derniers jours et que la sortie du confinement mettra à jour , j’ai pleuré devant la violence de cette annonce-là, maintenant,  alors que je lutte pour garder des liens, pour me protéger et protéger les miens, j’ai pleuré parce que le discours du Ministre me dit ce que j’ai envie d’entendre et que demain je serai contrainte de faire le contrainte .. J’ai pleuré parce que je crains d’être psychiquement mise en danger au travail , j'ai pleuré sur les objectifs, les priorités de dossiers annoncées, n’y a-t-il plus d’enfants derrière ces dossiers ?  Mon hiérarchique fera des choix dit- il. Quel choix ? Qui choisira –t-il ? Quelle phrase insupportable.

 

Je ne suis déjà plus en capacité de travailler la prévention, je ne suis déjà plus en capacité d’accompagner sur la durée des enfants qui demandent de l’aide, je ne suis déjà plus en capacité de soutenir des parents au-delà de quelques séances, je ne suis déjà plus en capacité de réaliser des actions de prévention, d’accompagner l’entrée au CP ou en 6ième.  Et maintenant je devrai faire plus, mais ce plus n’est que moins.

 

J’ai pleuré  aussi sur les quelques centaines d’euros qui vont manquer pour se déplacer simplement, aller d’une école à l’autre d’un enfant à l’autre. Là aussi des choix seront réalisés nous dit-il… J’aimerais être voyageur, sans adresse. Sur mon dossier il est écrit : personnels itinérants. Nous devrions ajouter maintenant personnels itinérants sans les moyens de ces aides itinérantes, personnels itinérants en pleurs devant l’ampleur de la tâche…  Ubu et Ionesco,  Kafka me manquent …

 Bien sûr au-delà de cette crise il y aura, il y a de la résilience, bien sûr il y aura du bonheur, de la joie, des enfants qui auront appris la règle de 3 avec des parents enseignants. Etre témoin, acteur  d’indigence – indigence programmée, figée, indigence devant ces enfants qui auront besoin d’aides,  devant ces parents et leurs questionnements, être témoin de cette indigence et de ces annonces est difficile, insupportable. Je partage ici mes pleurs, ma colère et ma peur, peur d’une école où il y a une violence institutionnelle insoupçonnée à l’encontre des enfants, des professionnels, une école  où le discours dit «  nous allons aider ces enfants «  et les actes le contraire.

 

JM

Par Roland Gori, à lire dans Libération