Parmi les grandes messes de la rentrée, le classement de Shanghai des universités et ses génuflexions… Alors que le mot d’ordre de l’ancien président de la République était d’évaluer tout et tous, tout le temps et que le nouveau lui emboîte le pas, les évaluations, dont celle de Shanghai est le modèle, demeurent toujours aussi vaseuses. L’évaluation d’héritage est aussi un cas d’école à en juger par la cérémonie tenue le 17 octobre 2013 au siège de l’UMP. Peut-être faudrait-il de même évaluer l’enthousiasme que les politiques évaluatives françaises suscitent parmi les enseignants-chercheurs et les étudiants ? Pourtant sans protocoles standardisés, sans benchmarking, sans experts et sans notations, les élections se chargent de l’évaluation citoyenne des élus. L’évaluation à tout-va et sa culture quantitative des résultats ne seraient-elles qu’une manière de paraître donner des ordres en exemptant ceux qui les donnent, en pérennisant l’ordre établi par des experts dont la médiocrité n’a bien souvent de comparable que la suffisance ? L’évaluation est la croyance mystique dans la représentation de tout par un nombre, permettant d’accéder à la connaissance absolue de l’univers et de soi. L’évaluation tend à devenir une nouvelle technique de confession et d’aveu propre à la religion du marché, dont font partie les sondages d’opinion.

 Si le mal s’étend de France Télécom à l’école primaire en passant par la maréchaussée et l’hôpital, les choses sont encore plus graves lorsque l’évaluation hypothèque l’avenir. Le vote de la loi Fioraso - sur l’orientation de la recherche et de l’enseignement supérieur - maintient à peine liftée la réforme Pécresse sur l’autonomie des universités, comme s’il y avait des armées autonomes et concurrentes dans chacune de nos régions, crée un Haut Conseil de l’évaluation et donne à l’Agence de l’évaluation de la recherche scientifique une nouvelle jeunesse.

Le gouvernement actuel a conservé bien souvent le même esprit administrativo-technocratique qui inspire les logiques de gouvernement après avoir formé les gouvernants. La démocratie confisquée attendra, pour l’instant on évalue, on s’autoévalue, on s’entre-évalue à mort. Jusqu’à l’absurde. Nous avons rencontré de petits chefs qui disaient évaluer la dangerosité d’étudiants en médecine mais ignoraient jusqu’à l’existence du règlement intérieur de leur institution ; des présidents de jury tout ignorer des questions d’examen qu’ils posent ou des évaluateurs écrire benoîtement à propos du financement d’un projet de recherches : «On ne peut financer cette recherche car elle n’a jamais été faite.» Par un effet Matthieu bien connu, selon lequel aux riches on donnera et aux pauvres on enlèvera, les grosses équipes de recherches s’étendent jusqu’à l’obésité, travaillent sur des thématiques déjà explorées jusqu’au conformisme et fournissent des experts qui seront ensuite chargés d’expertiser les dossiers répondant aux appels d’offres… qu’ils ont pris eux-mêmes le soin de rédiger. Lorsque l’un d’entre nous a un jour posé la question de savoir pourquoi les membres de tel institut de recherches siégeaient dans une commission d’expertise ne finançant que les équipes de cet institut et à 70% les équipes des membres de la commission, il lui a été répondu «qu’étant les meilleurs», il était normal que telles «personnalités siègent, décident et s’attribuent les dotations».

Avant d’évaluer, il faudrait réfléchir sérieusement à la constitution des organes d’évaluations essentiellement formés de membres soit juges et parties ; soit faisant carrière dans l’évaluation des autres ; soit issus de corps intermédiaires peu représentatifs. L’étymologie d’aristocratie, c’est le pouvoir des meilleurs. Avec l’expertise, nous avons restauré une nouvelle aristocratie, aussi arbitraire que l’ancienne. A l’image de celle-ci, les résultats le démontrent que le système d’expertise qui se saisit de l’hôpital, de la recherche et de l’éducation est loin d’avoir fait la preuve de son excellence.

En revanche, nos évaluations formelles, conformistes, techniques et bureaucratiques tuent la plupart du temps les tentatives d’innover et maintiennent les chercheurs comme les praticiens dans une servitude volontaire qui ne fait pas bon ménage avec le souffle de la liberté indispensable à la création, au zèle, et donc à la croissance. Evaluer, c’est mesurer l’écart qui sépare de la pensée unique normative. Malgré les évaluations tous azimuts, nous sommes à la remorque de toute croissance, une balance commerciale désastreuse, croulants de dettes, notre outil industriel s’évaporant.

La solution est pourtant simple : restituer respect, liberté, autonomie individuelle, originalité et confiance. Les politiques, qui maintiennent, voire renforcent, cette folie sociale, ne font que dissimuler cette triste vérité : ils ont renoncé à gouverner, c’est-à-dire à la prise de décision qui comporte toujours un risque sans lequel il n’y a pas d’avenir. A poursuivre dans cette voie frénétique, irrépressible, de la pseudo-démocratie d’expertise, l’épidémie de l’évaluation emportera aussi les gouvernances qui s’en prévalent.

Roland GORI (1) Dernier ouvrage publié : «la Fabrique des imposteurs», Les Liens qui Libèrent, éd. 2013.

Thierry PATRICE (2) Dernier ouvrage publié : «Chercheurs, Ethiques et Sociétés», l’Harmattan, éd. 2012.

Roland GORI  Professeur émérite de psychopathologie clinique, université Aix-Marseille et Thierry PATRICE  Médecin, professeur de physiologie, CHRU Nantes