"Il faut s'affranchir de cette démocratie d'expertise" - Roland Gori

Une interview de Roland Gori dans Corse Matin.

 
Psychanalyste, professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l'université d'Aix-Marseille, Roland Gori est l'initiateur de L'appel des appelsqui dénonce le « phénomène idéologique et de convergence de méthodes qui vise à araser l'humain au profit des logiques comptables et marchandes ». En un mot, desserrer l'étau de la globalisation pour favoriser l'émancipation et le libre arbitre de l'homme. Il est l'invité de l'association « Paroles vives ». Logique. Les siennes le sont.

Quatre ans après, que reste-t-il de votre Appel des appels ?

Un laboratoire d'idées pour déconstruire les modèles imposés de soumission sociale et professionnelle des soins, de l'éducation, de la justice, de la culture, de la formation. Tous ces métiers qui perdent leur sens parce qu'ils sont calibrés selon des normes gestionnaires. Les conséquences sont dramatiques.

« Le Traité européen, un acte politique manqué »

Dramatiques pour l'homme ?

Dramatiques pour tout et tous. Pour le journalisme qui traverse une crise parce que l'information s'efface devant l'industrie qui vend des scoops et façonne l'opinion à sa guise. Pour la recherche où ce qui compte, ce n'est plus la qualité des travaux mais leur publication dans des revues où ils seront broyés dans une conception hégémonique de la connaissance. La culture, où il s'agit moins de favoriser l'innovation et la créativité que la consommation à grande échelle, etc.

Ce dont vous parlez, c'est d'une crise de la démocratie…

Oui, cette rationalisation technique et gestionnaire de notre société est une atteinte à la capacité et à la dignité de pensée. Notre démocratie est devenue une démocratie d'expertise qui se double d'une démocratie d'opinion car elle est proposée de manière séduisante. Ce que l'on démolit ainsi au profit d'une conception du monde étroitement économique, c'est la conception de l'individu citoyen, libre et émancipé.

Le mouvement des « Indignés » est une forme de riposte à ce que vous dénoncez, mais ça reste malgré tout un épiphénomène…

Face à des conditions de vie qui s'érodent, à ce système de management par la peur et la précarité, des jeunes refusent d'être des surnuméraires et rejettent la financiarisation généralisée de la planète. Ce mouvement croît parallèlement à l'ombre de la dégénérescence du politique, de l'effondrement de ses forces, matérielles et symboliques. Il n'y a plus de contre-pouvoirs, de contre-propositions à la toute-puissance libérale et néolibérale, et nous en sommes les orphelins. Le pire ennemi de la démocratie, c'est son manque de confiance en elle-même.

Vous qui espériez avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, la fin du traumatisme néolibéral, vous n'êtes pas prématurément déçu ?

Il faut encore laisser sa chance à Hollande et au gouvernement Ayrault. Déjà, on respire mieux, on sent moins la corruption des esprits par un président entrepreneur d'opinion. Il y a des personnalités sympathiques pour s'occuper de la culture, de la justice, du redressement productif. Parce qu'il n'y a pas de rupture dans ce qui est proposé, je suis plus réservé sur l'éducation et sur la santé.

Très réservé sans doute aussi sur l'adoption du Traité européen…

Plus que ça même. La ratification du Pacte budgétaire est une occasion politique ratée, un sursaut qui aurait pu réhabiliter la démocratie. Cette gestion technocratique des problèmes politiques et sociaux est tout simplement désastreuse.

Dans notre « appel », nous demandons la tenue d'États généraux du travail et du citoyen, parce que les droits politiques sont indissociables des droits sociaux. Nous n'avons toujours pas été entendus. Dommage, car la manière dont on éduque, dont on soigne, dont on rend la justice révèle l'état d'une société et les véritables valeurs qui sont les siennes.

Cette perte de valeurs fait le lit du Front national…

Il constitue une forme inquiétante de recyclage des mécontentements populaires. Ce n'est pas un mouvement qui favorise le vivre ensemble. La meilleure réponse vient de l'historien grec Thucydide : « La force de la Cité, ce sont ses hommes, ce n'est pas ses remparts ni ses vaisseaux qu'ils ont désertés. »

« La revendication corse, antidote au néolibéralisme »

Que pense le spécialiste des mots des petites phrases qui tiennent lieu de communication ?

C'est le sophisme dans toute son horreur. Dans cette société du spectacle qui a perdu la raison au sens émancipateur du terme, on ne cherche pas à affranchir l'individu mais à le séduire pour mieux le soumettre. Un slogan, aussi habile soit-il, n'a jamais fait un projet.

Vous avez dit : « Si Sarkozy me demande de faire une psychanalyse, je refuse ». Pourquoi ?

Sarkozy est un chantre complexe du libéralisme dans toute son obscénité. Mais je lui ai reconnu le courage et la cohérence de ses opinions.

Quel regard portez-vous sur la « normalité » revendiquée par François Hollande ?

Sur un plan étymologique, Norma signifie équerre. Il faut donc lui donner le sens de « juste » plutôt que de « normal ». S'il a voulu dire par son expression qu'il prenait le contre-pied de son prédécesseur, tant mieux. S'il a voulu dire aussi qu'il ne souffrait pas de trouble psychopathologique, tant mieux. Si c'est pour exprimer sa volonté de se fondre dans la norme et la technocratie, je serais plus inquiet.

La société de la norme, c'est la société des termites. Ce n'est pas l'idéal humain car cela risquerait, comme l'a dit Hannah Arendt, d'anéantir l'humanité dans l'homme.

Vous êtes en Corse, disons dans une région hors normes. L'insularité, c'est une forme de résistance évidente à la globalisation ?

Je suis souvent venu en Corse, j'ai beaucoup échangé ici et ma réponse est oui. La revendication légitime du Peuple corse pour préserver son histoire, sa culture, sa langue constitue un antidote majeur au néolibéralisme. Surtout si elle est exprimée dans un désir de partage et non pas d'exclusion.

Même si on passe par des actes de violence pour la défendre ?

D'abord, je dirais qu'il ne faut pas proscrire la violence parce qu'elle est violente. Sinon il n'y aurait pas eu de résistance face aux nazis et l'apartheid existerait toujours en Afrique du Sud. Mais la violence doit être le dernier recours en désespoir de cause. Ce qui n'est pas le cas dans notre pays et dans cette île en particulier où la violence est même contre-productive.

 

Une pensée subversive est-elle encore possible ? C'est le thème de la conférence-débat animée par Guy Scarpetta aujourd'hui à 18 h à la Bibliothèque municipale de Bastia.

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Par Roland Gori, à lire dans Libération