« Nous faisions un beau rêve »

Par Roland Gori et Philippe Petit.

Le mercredi 18 avril 2012.

La citation de Jaurès semble ici opportune. Le peuple de Gauche s’élargit aujourd'hui à tous ceux qui se sentent «déclassés» dans leurs conditions de vie matérielle et sociale. Il est à l'aube d'un changement potentiel. Comment peut-il s'opérer?

 

Bon, c’est une affaire entendue, le rêve n’est pas la réalité, la réalité n’est pas le rêve ; nous avons entendu hier à Lille la mise en garde du candidat François Hollande. Mais nous nous méfions des oppositions trop simples, comme l’utopie et la raison, le possible et le réel, la lumière et l’ombre, n’en déplaise à Hugo que tout le monde cite, à commencer par le président en place. Une opposition, ce n’est jamais bon signe, ce n’est pas de bon augure, c’est trop excluant, et cela est contraire au mouvement de la vie, voire hostile à l’invention historique. La France n’est pas le pays du pragmatisme cher à William James, et d’ailleurs la plupart du temps le pragmatisme est peu pratiqué par les responsables politiques français. Ce n’est pas leur tradition politique, si ce n’est par cousinage, grâce à l’influence de Bergson. Et puisque nous évoquons Bergson qui s’y connaissait, lui, en matière de possible, et ne déplaisait pas à Jaurés, qui en fit l’objet de sa thèse, pourquoi choisir ce titre ?

 

Car c'est à Jaurès justement que nous l’empruntons. Il publie le 11 Novembre 1888 dans la Dépêche de Toulouse un article intitulé « Nous faisions un beau rêve ». Jaurès y réaffirme une fois encore que le droit et la justice sont les ultimes conditions pour que la démocratie retrouve sa foi en elle-même. Il réédite une semaine plus tard : « ce qui manque à la démocratie, c'est la confiance en soi-même, c'est le sentiment de sa force, c'est l'ambition vraie. » A proximité d'une échéance électorale décisive, nous éprouvons plus que jamais l'exigence d'une véritable réhabilitation du politique et la nécessité de reconquérir le champ de la démocratie, les valeurs de la République, confisqués par la technocratie et colonisés par la seule logique marchande. Nous sommes de plus en plus orphelins de ces principes républicains auxquels nous devons tant et que la Droite renie au nom de sa méfiance envers «les corps intermédiaires». Manière comme une autre de reconnaître sa répulsion pour la Démocratie représentative à laquelle elle préfère les fabriques de servitude volontaire de la démocratie d'opinion et de l'oligarchie des experts.

 

Mais depuis quelques mois, une aspiration confuse vers un ordre meilleur se manifeste dans la clairière des collectifs, collectifs de professionnels et de citoyens. Quelque chose en France semble changer, surgir pour dire le sublime désir de « construire »  ensemble l'humanité face à la férocité de la dérégulation. C'est par le rêve, disait encore Jaurès, que nous pouvons atteindre le réel. Faute du rêve, qui fabrique l'idéal, l'humain et la nature sont livrés au cynisme, au servage et à l'exploitation infinie.

 

Demain peut être une page sera tournée. Une page où s’est écrit le naufrage de bien des idéaux, de bien des espoirs, une page à l'encre de Mme Thatcher. Mais demain, c'est aujourd'hui. C'est aujourd'hui que le peuple de Gauche – mais pas seulement lui, car un peuple qui serait homogène, ne serait plus un peuple -  exige une alternative politique et culturelle qui ne soit pas seulement l'alternance du personnel des appareils de gouvernance de l'État. Le peuple de Gauche s’élargit aujourd'hui à tous ceux qui se sentent «déclassés » dans leurs conditions de vie matérielle et sociale. Cette attente populaire ne saurait sans risque majeur être déçue. A la décevoir les politiques prendraient le risque d’alimenter la haine et la démagogie dont la Droite extrême et l'Extrême droite – mais pas seulement elles si on en croit le discours délirant du président sur la protection de nos jardins et cadastres - font leur fonds de commerce souverain. Il est aisé aujourd'hui de dire à nos adversaires qui, faute de réflexions politiques novatrices, étalent les chiffres et les notations comptables, nous ne sommes pas des « ressources », du « capital » prompt à nourrir vos ambitions d’ « usuriers ».  Nous revendiquons plus que jamais d’être reconnus comme humains. Nous le revendiquons pour nous et pour les autres, tous les autres. Alors à nos amis aussi nous souhaitons dire certaines vérités.

 

Vous qui portez le rêve et l'émancipation en tête, ne nous décevez pas. Vous n'aurez pas de seconde chance. Votre responsabilité historique est immense à l'égard du peuple français, de tout le peuple français, y compris ceux qui se sont égarés dans le marécage de la haine. Votre mission est immense face à l'Europe des peuples. A ces amis, nous disons qu'il ne faut pas remplacer une technocratie par une autre. Demain, aujourd'hui, vous n'en aurez plus le droit. Ce n'est pas l'opinion qui est à gagner, elle vous est acquise tant le rejet est vif de la « vieille chanson qui a bercé la misère humaine », cette « vieille chanson » qui a pris aujourd'hui l’air et les notes de la « religion du marché ». C'est la volonté populaire qu'il vous faut accueillir et construire, construire dans l'ouverture la plus large possible. Alors pour commencer nous nous permettons de vous inviter à écouter les professionnels, écouter tous les professionnels, ceux qui travaillent et ceux qui sont au chômage, les ouvriers et les chercheurs, en passant par les techniciens, les cadres, les ingénieurs, les travailleurs de la petite enfance, les entrepreneurs, les artisans, les éducateurs et les journalistes… Moins nous dire ce que « les têtes bien pensantes » de vos organisations politiques ont prévu, fascinés par leurs  ordinateurs, hypnotisés par leurs algorithmes, pour faire notre Bien et celui de nos « clients », «usagers », mais nous écouter, nous entendre, nourrir vos propositions de nos expériences de terrain et de nos témoignages. Aujourd'hui, comme le disait Walter Benjamin, « où le cours de l'expérience a chuté», il vous appartient de faire en sorte qu'« il ne sombre pas indéfiniment ». A cette condition, vous permettrez qu’en  France s’ouvre cet immense chantier de joies et de travail, des « États Généraux du travail et du citoyen » où « l'oeuf du rêve » pourrait venir couver l'expérience d'un grand processus culturel émancipateur. Émancipation évitant que des «hommes de travail » comme disait Jaurès soient précipités par d’autres hommes « dans des péripéties de spéculation qui ne les enrichiront pas si elles réussissent, qui les ruineront si elles échouent ». A la condition d'écouter ces rêves, ces espoirs et ces colères qui rassemblent le Peuple depuis quelques semaines sous la bannière du Front de Gauche – mais pas seulement lui, car il faut songer à ceux aussi qui ne votent pas -, qui se mobilisent pour construire un autre Monde dans lequel l'Humain ne serait plus une marchandise comme une autre, un fond énergétique à exploiter à l'infini. À cette condition vous parviendrez enfin à cristalliser en force politique et de changement ce qui n'était  qu'émotions et indignation. Au-delà de Melenchon et du Front de Gauche, au-delà de tous les appareils, c’est donc à la Gauche toute entière qu'il appartient de relever le défi.

 

À la condition d’écouter véritablement le peuple de France pour créer les conditions renouvelées d’une volonté politique, votre victoire pourrait aussi être la sienne et vous éviterez le naufrage et l’érosion d'une volonté politique que le Peuple de France attend de vous et sans laquelle «le corps social perd lentement son lendemain».

Par Roland Gori, à lire dans Libération