J’ai été diplômé comme ES en 86. J’avais déjà un certain âge et pas mal bourlingué : communauté en Espagne sous le règne de Franco, premiers accueils d’enfants en difficulté. Ce qui m’a poussé à penser la clinique éducative et la politique comme intimement liés. Il a fallu partir, menacés de mort après l’assassinat de Carrero Blanco, le premier ministre, en 73. Puis nous avons ouvert avec ma femme Geneviève un des premiers lieux d’accueil dans le Gers. Nous avons rédigé un texte parafé par le Préfet, précisant les engagements de part et d’autre. L’agrément comme « ferme thérapeutique » portait sur l’accueil de 9 enfants, adolescents ou adultes. J’y ai appris l’incontournable nécessité d’une clinique éducative du quotidien.
Le Docteur Jean Oury qui vient de nous quitter à 90 ans le 15 mai dernier, deux jours avant de décéder lançait encore aux équipes soignantes : le quotidien, le quotidien, ne lâchez pas, c’est là que ça se passe ! Un peu plus tard j’ai mené une enquête pour le Ministère des Affaires Sociales sur ce type de prise en charge, qui a abouti en 2002 à sa reconnaissance dans les textes. En formation à Saint Simon à Toulouse j’ai passé 3 années fabuleuses, à mettre des mots sur ce que j’avais vécu pendant ces années d’apprentissage d’un métier que comme beaucoup j’ai d’abord acquis « sur le tas ». On appelle ça de la théorie, ce qui n’est après tout qu’un point de vue (en grec theoria, que l’on trouve chez Platon, et qui signifie avant tout : contemplation !). J’ai exercé plusieurs années à Toulouse auprès de psychotiques adultes et enfants, de toxicomanes et de jeunes désinsérés. Puis je me suis consacré à l’enseignement. Formateur aux CEMEA de Toulouse, puis à l’IRTS de Montpellier, j’ai créé en 2000 l’Institut européen psychanalyse et travail social (PSYCHASOC). J’étais en désaccord avec ce que je voyais déjà poindre en formation : un effacement de la clinique au profit de savoirs savants qui encombrent les pensées et les actes. D’autre part je suis psychanalyste en cabinet depuis plus de 20 ans.
Pourquoi raconter tout ça ? Papy fait de la résistance ? Oui et je suis en colère. Ce que nous avons construit durant des années, à bas bruit, en tâtonnant, chacun apportant sa pierre, est jeté aux orties, comme une vieille ferraille. Le positionnement d’un travailleur social au plus près des difficultés des usagers (parfois bien usagés !), la prise en compte de chacun un par un, le développement d’une clinique du sujet et de son insertion dans la communauté des hommes, le questionnement permanent des dimensions institutionnelles, politiques et éthiques d’un acte qui ne se soutient que d’une rencontre humaine. La dignité humaine, voilà ce que nous avons défendu pendant des lustres sur le terrain et en formation. Puis ça s’est déglingué. Sous les coups de boutoir d’une idéologie qui ne dit pas son nom, le capitalisme, et qui s’avance masqué sous les oripeaux d’un socialisme néo-libéral, cette construction fragile, où l’humain est au cœur du métier, vole en éclats. Le bras armé de ce système qui ravage la planète et toute forme de lien social promeut une marchandisation généralisée de toutes les activités humaines. Si dans notre secteur nous nous pensions l’abri, détrompons-nous.
Alors l’heure est grave. J’en voudrais pour preuve les textes récents sur la prise en charge des autistes, balayant tout ce qui s’est mis en œuvre en référence à la psychanalyse, au profit de méthodes cognitivo-comportementales. Depuis plus de 60 ans des professionnels éducatifs, soignants, médicaux œuvrent au quotidien auprès d’autistes. Ils s’appuient sur la psychanalyse, la psychiatrie humaniste, la psychologie clinique, la psychothérapie institutionnelle, où le sujet, au-delà de son symptôme, est au cœur de la prise en charge. Le symptôme fait alors signe d’un sujet et de sa position dans son rapport à autrui et non d’un dysfonctionnement à éradiquer, corriger, redresser. En formation, après moults changements ces dernières années, les projets de démantèlement sont déjà dans les tuyaux, sans concertation avec les professionnels. L’industrialisation du champ social, à travers des technologies de contrôle rétrogrades (démarche-qualité, normes iso, évaluations par le chiffre, audits en tous genres…) gagne du terrain et pousse à bout les professionnels. Ils ne seraient plus que les exécutants (autant dire les galériens) de politiques sociales elles-mêmes sous la coupe de financiers voraces : il y a encore du fric à se faire dans le secteur social, chantent les fonds de pension. Bref soit on sombre dans le désespoir et la plainte ; soit on entre en résistance. Une résistance qui ne soit pas nourrie de stérile opposition, mais inventive d’horizons nouveaux. Il est grand temps de clamer à qui de nos dirigeants ne veut rien entendre quelles formations nous voulons pour quel travail social dans quelle société.
Dans mon métier de formateur je me déplace dans nombre d’établissements sociaux et médicosociaux. Je suis effaré de voir des collègues muselés par des directions égarées par les sirènes d’un management inhumain ; cassés dans leurs projet et leurs prises de risque ; privés d’espaces de parole et d’élaboration ; à bout de souffle. Mais je rencontre aussi des équipes en lutte, debout, arrimées aux derniers bastions syndicaux qui ne se sont pas endormis.Toute la question aujourd’hui est de fédérer ces luttes.
L’humain n’est pas une marchandise ; le travail social non plus.