Après la stupeur et l’émotion, la solidarité et la réflexion

A lire dans le journal « L'Humanité »

Dans toute la société, au sein de la famille, entre les générations, dans les écoles, dans les lieux publics, entre amis, la vive émotion, la tristesse et la colère laissent place aux discussions. Partout on cherche à comprendre, à exprimer sa solidarité et à combattre ces crimes odieux. Sophie Wahnich Historienne,
directrice de recherches au CNRS, équipe Transformations radicales des mondes contemporains Roland Gori Psychanalyste clinicien, animateur 
de l’Appel 
des appels Arno Bertina Écrivain Marie-Jean Sauret Psychanaliste Université Toulouse-III et Roberto Ferrucci Écrivain italien

 

Faire société, aimer la vie, aller à la mort par Sophie Wahnich Historienne,
directrice de recherches au CNRS, équipe Transformations radicales des mondes contemporains

Faire société dans la tradition théologique comme dans la tradition freudienne, ce serait aimer les mêmes lois. Ces lois qui font liens ne sont pas toujours écrites et encore moins toujours théologiques. Elles ressemblent parfois à des normes qui s’inventent en situation, que chacun respecte parfois implicitement en participant d’une même institution civile qui les secrète et les entretient. C’est là le rôle des institutions civiles, défendre la société en entretenant ses lois-normes sans qu’elles soient lois de contrainte, mais bien au contraire, lieux de désir, d’effort sans effort. Les stades, les cafés, les salles de concerts, la fête sont ces lieux désirables où un effort s’accomplit sans effort du fait du plaisir d’y être ensemble avec des règles sociales et des objets d’amour partagés. Le faire-société qui s’y accomplit ne relève aucunement de l’État ou du théologique, il est pourtant éminemment politique car il sécrète des normes d’inclusion et d’exclusion, de souci de soi et de souci de l’autre. Ces lieux, ces institutions sont ou ne sont pas mixtes sur le plan des sexes, des âges, des origines culturelles, de la richesse. Sur le canal près de République, c’est assez mixte, il y a des filles et des gars et Éros circule, entre les filles, entre les gars, entre les gars et les filles, il y a des jeunes et des moins jeunes, à quinze ans sur le parapet, à trente plutôt dans les cafés et les restaus, les prénoms de ceux qui sont là mélangent ce qui souvent ailleurs se mélange moins, Marco, Manu, Sarah, Bilal, Jules, Valentine, Juliette, Nour, David… ils ne vivent pas tous là, mais souvent vont au lycée, à la fac ou travaillent à Paris, c’est assez mixte, au stade aussi, dans un concert rock souvent.

C’est clairement ce bout de société qui a été visé par d’autres jeunes gens qui se sont voués à des lois où ce n’est pas Éros qui circule, mais un autre amour, lui aussi accompli sans effort sinon sans autocontrainte, amour de la mort donnée et reçue au nom de Dieu. Une sorte de « droit à la mort » que Blanchot évoque quand il confond la Révolution avec une terreur sacrificielle. Pour Blanchot, le révolutionnaire, dans ce cas, a déjà cédé sa vie, n’a plus « droit à la vie » mais bien « droit à la mort », droit de l’infliger au traître et droit de la recevoir comme on se soumet à une décision. Le sacrifice de soi et le sacrifice de l’autre deviennent alors la seule affirmation politique possible.

Entendons que c’est bien dans une faille du politique, assise certes sur une faille du sujet comme le dit Fethi Benslama, que surgit ce rapport à la mort. Quand le politique ne fournit ni les satisfactions de l’institution civile partagée, ni l’idéalisation enthousiaste pour des lois écrites qui, effectivement, témoigneraient de la possibilité de croire au genre humain comme idéal en soi. En fait, ce droit à la mort est noué en amont à l’absence de vraie place satisfaisante dans la première institution civile partagée après la famille : l’école. Être à sa place sur le canal ne sera de ce fait même pas facile non plus.

Quand aux lois écrites en France, sont-elles aujourd’hui comme le dit la ministre de l’Éducation nationale des lois d’un pays humaniste qui tient à ses valeurs ? Frontex, l’accord du Touquet qui engendre la jungle de Calais, la soumission aux diktats de la dette et l’amenuisement du droit du travail, ne sont à l’évidence pas des lois humanistes. Le président en appelle à une France impitoyable, mais ce n’est pas du futur, la France est un pays en guerre, en guerre avec Daech, et en guerre avec elle-même, car ce qui s’invente dans ses institutions civiles sur le canal, elle n’en fait pas ses lois écrites aujourd’hui, ou vraiment pas assez. Nous sommes plus impitoyables qu’humanistes en France aujourd’hui, et pour des jeunes gens en quête d’idéalité, ça ne fait pas le poids face à un droit à la mort, donné par Dieu. Quand la guerre se montre dans toute sa crudité, nous aurions besoin d’idéalités politiques humanistes enthousiasmantes pour de vrai, pas de bonnes paroles, béchamel bouche-trous.

 

 

 Les ambitions d’une démocratie véritable par Roland Gori Psychanalyste clinicien, animateur 
de l’Appel 
des appels 

Je me suis réveillé ce samedi matin avec un goût de cendres dans la bouche. Avec une violente colère aussi. Oui, je suis triste, meurtri, indigné et en colère. Je suis affecté par la haine qui a atteint en priorité notre jeunesse. Nous ne pouvons qu’être contaminés par la haine aveugle et sourde à toute humanité des assassins qui se sont lâchement acharnés sur des êtres sans défense, vulnérables, démunis, sidérés. Quelle que puisse être sa monstruosité moderne, la « guerre », comme l’on nomme aujourd’hui de tels massacres, me semblait, jusqu’à hier, avoir un autre visage, obéir à d’autres règles. Mais il est vrai qu’aujourd’hui les industries de mort tendent toujours davantage à transformer les conflits en meurtres génocidaires des populations civiles, en crimes contre l’humanité.

Nous pensions notre « vieille Europe » à l’abri de ces entreprises de déshumanisation, nous nous pensions à l’abri du sauvage triomphe de la brutalité, de l’intolérance et des persécutions. Nous venons d’être les témoins médusés, endoloris et révoltés d’une inimaginable rechute de notre humanité dans un état de barbarie qu’on croyait depuis longtemps oublié en Europe, avec son dogme antihumaniste consciemment érigé en programme d’actions criminelles. On aura reconnu, à quelques mots près, les propos de Stefan Zweig dénonçant « cette plaie des plaies » des fascismes. Alors, oui je revendique ces sentiments d’immense tristesse et de vive colère face à ces nouveaux fascismes qui, à l’instar des fascistes espagnols de 1936, célèbrent la mort au nom de Dieu.

À cette volonté du néant des néofascismes qui émerge du chaos d’un monde en décomposition, nous devons opposer la force des idées. Le néolibéralisme a fabriqué ses propres monstres en écrasant l’humain au profit d’une politique des choses. Ces forces sorties des ténèbres ne se sont imposées avec autant de violence et de « viralité » culturelle que parce que nous avons laissé les fondés de pouvoir de la finance internationale détruire les équilibres fragiles de sociétés et de cultures auxquelles nous avons cru pouvoir, abusivement, greffer les règles formelles des démocraties libérales. Non seulement ces sociétés ne les ont pas adoptées, mais plus encore cette greffe a mobilisé toutes les forces du rejet de ce « faux universalisme », comme l’écrivait Bourdieu dès les premiers symptômes apparus il y a plus de vingt ans.

Nous risquons à nouveau d’être en retard d’une « guerre » si nous ne prenons pas la mesure de ce qui nous arrive. Face à ces nouveaux fascismes, nous devons mobiliser cette « Armée nouvelle » que Jaurès appelait de ses vœux. La force morale, indispensable à toute mobilisation militaire, suppose en préalable, écrivait-il, « les nécessaires restitutions du droit par la démocratie et la paix ». Plaçons des portiques de sécurité, traquons les caches des armes, pistons les réseaux sociaux, engrangeons des renseignements et neutralisons les éléments radicaux, mais toutes ces solutions techniques finiront par échouer si nous ne parvenions pas à retrouver la confiance et les ambitions d’une démocratie véritable. C’est-à-dire une démocratie qui ne se contente pas des règles formelles, favorables au commerce, à l’individualisme et à l’hédonisme de masse, mais une démocratie qui se revendique de la force des idées. Radicalement. Des idées mises en acte dans des pratiques politiques, culturelles, sociales, éducatives, de justice et de soin. Des idées et des pratiques aux antipodes de cette humiliation collective que partagent aujourd’hui les victimes et leurs bourreaux, dans une société où la valeur est réduite au prix, où la cupidité gouverne au mépris des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. À ceux qui fondent leur « fraternité » sur la soumission, le meurtre et le suicide, opposons une fraternité raisonnable fondée sur l’amour de la vie, le goût de la parole et de la culture, la passion de l’égalité, le partage sensible des expériences, le respect soigneux du féminin et de l’enfance, valeurs qui ont présidé à l’invention démocratique.

Oui, nous devons revendiquer les ambitions de la démocratie, de la vraie démocratie, celle des citoyens. Il faut prendre toute la mesure de ces propos de Camus, aux lendemains d’autres terreurs fascistes : « Dans les temps déchirés ou chaotiques que nous vivons, l’idée qu’on va réparer tant de maux dus à l’argent par une politique de confiance à l’égard de l’argent est une idée puérile ou malheureuse. » À la conception mesquine et dangereuse d’une valeur réduite à la finance, au crédit et à la dette, nous devons, tous, j’ai bien dit tous, préférer cette liberté dont nous avions pris l’habitude, sans toujours nous rendre compte que nous avions à la défendre comme un bien sacré.

Faute de quoi, dans une société dénutrie des valeurs existentielles, n’importe quel gang, comme ce fut déjà le cas dans notre histoire, n’importe quelle association criminelle pourra répandre au sein de populations désespérées un mythe quelconque, d’autant plus dangereux qu’il sera simpliste et « totalitaire ». Comment ne pas évoquer Simone Weil, philosophe catholique et révolutionnaire, écrivant face au nazisme : « On dit souvent que la force est impuissante à dompter la pensée ; mais pour que ce soit vrai, il faut qu’il y ait pensée. Là où les opinions irraisonnées tiennent lieu d’idées, la force peut tout. Il est bien injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre ; en réalité c’est l’absence de pensée libre qui rend possible d’imposer par la force des doctrines officielles entièrement dépourvues de signification. »

 

 

 J’assume la rage  par Arno Bertina Écrivain

Je voudrais parler d’une partie de l’événement et d’une partie seulement.

Les appels à l’unité se multiplient. Sur les plateaux de télé, en une des quotidiens, sur les réseaux sociaux, tout le monde répète que la division voulue par Daech ne sera pas le résultat des attentats. Que la France ne se divisera pas entre ses « Français de race blanche chrétienne » et ses Français « de confession arabe » ou « d’origine musulmane » pour reprendre les mots d’anciens fauteurs de troubles qui furent, pour notre malheur, aux responsabilités.

Je souscris à ce vœu, j’y travaille à ma mesure, au quotidien.

Mais depuis vingt ans est piétiné cet idéal d’une société capable d’aimer les différences qui la traversent et la font vivre. Chaque jour. Il est piétiné par des fauteurs de troubles, des agents de division qui ne m’inspirent que du dégoût, pour lesquels vendredi matin, quelques heures avant l’horreur, j’avais le même dégoût. Et une semaine plus tôt, et dix ans plus tôt. J’assume ce dégoût et cette honte – oui, de la honte, car quelque chose me relie à eux à mon corps défendant. J’assume la rage.

Honte absolue vis-à-vis de ces figures médiatiques qui depuis vingt ans stigmatisent la communauté musulmane, les jeunes, en évacuant systématiquement la question sociale au profit de la question raciale – que ces figures médiatiques ont fabriquée, qui n’aurait pas existé si nous avions pu nous concentrer sur la question sociale. Ce prisme identitaire, les marginaux n’en auraient pas eu besoin s’ils n’avaient pas été ces marginaux, justement. Cette question identitaire aurait pu rester une douce nostalgie, comme j’ai la douce nostalgie de l’Italie de mes grands-parents et de mon père.

Je crève de honte lorsque j’entends ces histrions prêcheurs de division, comme j’éprouve un dégoût immense pour les médias qui depuis vingt ans ne vivent que de ces fauteurs de haine. Qu’il existe des médias différents, fonctionnant selon d’autres standards, ne fait que souligner la culpabilité vertigineuse de tous ceux qui ont donné la parole à ces pseudo-intellectuels aux heures de la plus grande écoute. J’ai honte, une honte vertigineuse, de ces responsables d’émissions qui se bâfrent dès qu’un discours de haine se présente sur leur plateau pour y faire entendre un discours gorgé de formules réductrices, donc violentes, d’appels à des valeurs républicaines qu’ils prennent honteusement en otage en incarnant, eux, l’exact contraire de ces valeurs de tolérance et de liberté. Je les hais encore plus quand, au lendemain d’actes barbares, d’événements traumatisants, ils donnent la parole à ceux qui refusent la division de la société, car alors ce discours, à l’aune de l’événement atroce, est inaudible évidemment. En donnant ces soirs-là seulement la parole au discours d’unité et de conciliation, ces animateurs et ces journalistes ne font que parachever leur œuvre de destruction de ce discours humaniste.

Pendant vingt ans j’ai manifesté, pétitionné et milité contre ces discours de haine, en laissant parler, par-dessus mon épaule, ceux qui ajoutaient qu’il faut être démocrate contre les discours antidémocratiques. Le résultat est là : la plupart des médias nous donnent – travaillant à cette effectuation – ces partis gagnants, cette logique gagnante.

L’agneau qui s’entête à être l’agneau est maintenant dans l’assiette du loup. Et il continue de dire qu’il faut être l’agneau. Que nous devons travailler notre unité. Je ne veux plus être cet agneau, je ne veux plus prêcher l’unité de la communauté nationale ou européenne. Tous nos agitateurs médiatiques doivent être tenus responsables de la peur qu’ils ont fabriquée, stigmatisant toujours les mêmes personnes depuis des décennies. Ils ont commencé avec les pantalons baggy qui leur faisaient peur. Exprimant cela, ils inoculaient le poison du désamour de soi et de la communauté nationale. Ceux dont ils avaient peur ont appris à ne plus s’aimer, et ils se sont coulés dans la peur des bêtes traquées. Et parmi ceux-là qui étaient désignés comme des incultes et des barbares, il s’en sera trouvé pour n’être plus que ces barbares, oubliant que sans ces intellectuels ils seraient aussi des Français, de jeunes adultes, des amants ou des pères de famille ayant un crédit sur le dos, etc. Au départ de tout ça, il y a un fou qui pérore contre des coupes de vêtement, et des journalistes qui trouvent important de tendre un micro pour recevoir ce discours anti-jeune, anti-pauvre, anti-fête.

Dernier ouvrage paru : Je suis une aventure 
(Verticales, 2012).

 

 

La raison de la raison  de ces attentats par Marie-Jean Sauret Psychanaliste Université Toulouse-III

Non, l’islamisme radical n’est pas la raison première du terrorisme, et son éradication n’est pas la solution miracle : un peu comme si les pompiers confrontés à un incendie se contentaient d’enlever du brasier le briquet du pyromane. Sans remonter aux croisades et à la cohabitation médiévale avec les musulmans finalement ratée (malgré « l’enrichissement » réciproque) en Europe, à s’en tenir à l’histoire moderne, tout témoigne d’une politique conduite par nos pays dans le seul souci de leurs intérêts « impérialistes » : la guerre d’Algérie, le soutien aux moudjahidin afghans (assassins d’instituteurs, maltraitant des femmes), contre le gouvernement laïque, l’instrumentation de l’Irak contre l’Iran, sa manipulation avec le Koweït, le mensonge sur les armes de destruction massive pour détruire Saddam Hussein (pas un saint), et maîtriser la région, le soutien aux royaumes totalitaires de la région du Moyen-Orient, la guerre à la Libye et l’assassinat de Kadhafi (pour le faire taire ?), jusqu’au calcul sordide de laisser l’« État islamique » (mal nommé) régler son compte à Bachar Al Assad, abandonnant entre deux feux la résistance née de la révolution du printemps arabe… Et il faudrait évoquer les retournements d’alliances : hier soutenant le tyran, aujourd’hui le dénonçant pour la même tyrannie en fonction des alliances et sans doute de l’opportunité de se partager les richesses de la région, et la vente d’armes à tous les camps. Le pire est sans doute de laisser s’éterniser le conflit israélo-palestinien dont les Palestiniens paient le plus lourd tribut, un peu comme si nous étions assurés d’un déséquilibre perpétuel et d’un motif tout trouvé d’intervention chez les voisins que ce conflit inquiète légitimement… Le tableau est à peaufiner (Rwanda, Mali, Tchad, Niger, République centrafricaine…).

Les attentats de Paris constituent un crime atroce et il convient de sortir de la logique qui amènera inéluctablement à leur répétition, plus terrible encore. Depuis des années, les mesures de sécurité ne cessent d’augmenter : forces de police, contrôles, portiques de sécurité, agences de surveillance privées, administration de plus en plus exigeante, mobilisation de l’armée, développement des services secrets, lois autorisant le contrôle et l’espionnage des particuliers, juridictions d’exception, collaborations internationales (pas toujours en confiance), autres mesures parfois aux limites de la démocratie ou franchement liberticides, et maintenant couvre-feu et état d’urgence. Elles n’ont jamais évité la survenue d’un crime de masse, d’autant plus important qu’il a dû s’élever au-dessus du mur de sécurité dressé pour protéger les citoyens : en nous proposant d’élever le mur encore plus haut, on crée les conditions pour des crimes encore plus odieux.

Non, malgré le nombre de morts, ce crime n’est pas le plus important que notre monde ait connu : le bombardement atomique délibéré des populations civiles d’Hiroshima et de Nagasaki, pour s’en tenir à celui-là, reste, espérons pour longtemps, une figure d’horreur difficilement égalable ! Mais c’était chez les « autres », et nous la pensions justifiée par la guerre ! Nous sommes d’un monde où il n’y a pas de place pour l’autre, le différent. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à regarder comment sont traités les migrants – bien sûr aujourd’hui soupçonnés de receler les terroristes infiltrés, dont il faudrait mettre les suspects en camp de concentration. Sans compter que nous avons connu trois heures de guérilla urbaine (avec un cortège de morts et de blessures), quand d’autres vivent sous les bombes (y compris les nôtres). Le tri entre les réfugiés de guerre, invités à repartir une fois la paix revenue (jamais ?), et les réfugiés économiques, invités à aller mourir ailleurs que sur notre paillasson, révèle cette incapacité à penser l’altérité autrement que comme un danger à combattre : si nous ne sommes pas capables d’accueillir convenablement l’altérité là où elle se voit, il n’est pas étonnant qu’elle soit maltraitée là où elle est moins soupçonnée : cf. l’augmentation des violences à l’endroit des enfants et des femmes (ce n’est qu’un exemple !), et, finalement, le mépris de ce qui fait l’altérité de chacun (l’art, le handicap, la vieillesse…). C’est la démocratie à terme qui est menacée au nom d’un politiquement correct qui voudrait prendre l’allure d’un « tous unis ».

« Tous unis » pour quoi ? Pour que nous ne changions rien à la logique délétère qui voit le capitalisme accumuler de plus en plus en plus d’argent, les pauvres devenir de plus en plus en plus pauvres ? Six millions de morts de faim par an (une Shoah annuelle), un million pour ne pas avoir accès au vaccin contre les pneumopathies parce que vendu trop cher (pourtant amorti), et autant de morts pour bien d’autres vaccins et médicaments, à quoi il faut ajouter les victimes des maladies de l’eau, les maladies infantiles non soignées de par le monde, l’écrasement des peuples par les politiques d’austérité supposées sauver les banques et assurer les profits des spéculateurs, et finalement toutes les victimes du capitalisme (suicides, accidents du travail, management jusqu’au burn-out, etc.) : le voilà le plus grand crime contre l’humanité ! L’épisode des chemises d’Air France est éclairant de ce point de vue : il démontre que les serviteurs du discours capitaliste, médias, justice (et finalement beaucoup d’entre nous), considèrent spontanément qu’il y a une violence légitime du système qui nous enrôle, et une violence illégitime de ceux qui défendent leur vie.

Ce système ravale l’individu à sa valeur marchande, disqualifiant tous les idéaux nécessaires à donner un sens à leur existence que le calcul économique ne saurait fournir. Nos politiques ne ressortent les idéaux que pour tenter de maintenir la cohésion des peuples qu’ils régissent autour de ceux qui en profitent. Le nouveau maître, véritable religion des temps modernes, est cette « économystification » à laquelle les mêmes politiques ont fait allégeance. Rien d’étonnant à ce que certains cherchent alors des valeurs dans des formes capables de rivaliser avec ce scientisme (tout s’expliquerait par un calcul en dernière instance économique) : ils les trouvent dans des religions d’allure paranoïaque, et il n’y a pas que l’islamisme radical à s’offrir comme (fausse) solution. L’« État islamique » n’est que le reflet de notre monde, une maladie terrible et à combattre. La montée de l’extrême droite dans tous nos pays (et d’autres intégrismes religieux : christianisme, bouddhisme, judaïsme et d’autres sont dans la course) démontre que nous sommes largement contaminés : il ne suffira pas d’éradiquer les terroristes islamistes. Il convient de rendre impossibles les paranoïas religieuses et fascisantes.

Pour cela, il faut encore sortir du discours capitaliste, effacer la raison de la raison de ces attentats. Et rendre aux sujets, y compris à celui que tentait la religion folle, la possibilité de contribuer autrement à la construction du vivre-ensemble que nous souhaitons : l’énergie du migrant qui risque délibérément sa vie pour offrir un avenir meilleur à ses proches, l’énergie du terroriste qui se fait exploser préférant mourir que laisser l’« autre » vivre, pourraient rejoindre l’énergie de ceux qui témoignent dans les deux cas de leur solidarité pour éponger les dégâts. Il y a là les ressources dont nous pourrions disposer si nous savions éviter le gâchis criminel... Et nous devons inventer comment l’éviter.

 

 

 Je suis parisien  par Roberto Ferrucci Écrivain italien

«Je suis parisien. » Ce n’est pas seulement un hashtag ou un slogan – nécessaire –, très dactylographié ces dernières heures, souvent prononcé à voix basse, comme samedi soir sur le campo Manin à Venise, lors de la veillée que les Vénitiens ont voulu dédier à Paris. Être parisien, c’est avant tout une émotion qui te saisit, à peine tu y mets les pieds la première fois, quand tu y arrives à vingt ans peut-être, habité par les vers de Baudelaire et de Verlaine, les chansons de Brassens et de Ferré, c’est l’émotion d’une ville qui t’accueille, qui t’enveloppe, qui te prend par la main et t’invite à la connaître, à l’observer, à la vivre. Une émotion qui, les fois suivantes, devient un état d’âme quand tu commences à reconnaître les lieux, les odeurs, les sons. Quand tu apprends à t’orienter entre les quatorze lignes du métro, à te déplacer avec aise à l’instinct, quand tu commences à sentir Paris à l’intérieur de toi. Et alors, les fois d’après, cette émotion et cet état d’âme se transforment définitivement en un sentiment, évident et réciproque. C’est la ville elle-même qui te dit que, oui, maintenant, tu es vraiment parisien. C’est un sentiment difficile à éprouver ailleurs. C’est le caractère véritablement extraordinaire de Paris, ça : te faire sentir chez toi chaque fois que tu y reviens. C’est cette disposition toute parisienne qui conduit ses habitants à la traverser en permanence, à la vivre jusqu’au bout, leur ville. Et peu importe si leur ville est de naissance ou d’élection.

Paris était entièrement dehors, ils étaient tous en vadrouille vendredi soir, pour profiter de la tiédeur de cet automne et remplir les terrasses des bistrots, comme d’habitude. C’est ce sentiment profond et unique qui a fait que, oui, même après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, et malgré le relèvement en conséquence des niveaux de contrôles, les Parisiens ont continué à vivre normalement. Tant de fois on m’a demandé si, après les événements de janvier, on percevait dans l’air une certaine inquiétude, une certaine tension. Mais pas du tout. Tous les Parisiens que je connais, français ou pas, n’ont jamais manifesté la moindre préoccupation, je ne l’ai jamais perçue en me promenant dans la ville, dans le métro, au marché ou nulle part ailleurs. C’est la force de Paris. C’est cette dose de fatalisme qui, à nous, Italiens, est étrangère. C’est Diderot, pas Manzoni, qui a écrit Jacques le Fataliste. Et il n’y a aucun doute que « Liberté, Égalité, Fraternité » sont des concepts qu’ils ont, eux, gravés dans le cœur, et pas seulement aux frontons des écoles.

Une de mes amies italiennes vit à Paris depuis un peu plus d’un an. Samedi, au téléphone, elle m’a dit : « Aujourd’hui, j’ai eu confirmation que ma décision était juste. Je suis fière de l’avoir choisie comme ville où vivre, et après ce qui est arrivé vendredi – chose qui semblera incompréhensible seulement à ceux qui ne connaissent pas Paris –, je le suis plus encore. » Et, moi, je la comprends très bien. Nombreux sont ceux qui m’ont demandé si je me trouvais encore à Paris ces derniers jours. Ceux qui savaient que j’étais rentré depuis peu m’ont dit que j’avais eu de la chance. Moi, au contraire, j’ai ressenti un profond embarras de ne pas être là, avec mes amis parisiens, pour partager leur douleur, leur stupeur, leur peur, leur impuissance. Mais être parisien, c’est aussi ce hashtag #portesouvertes qui, au beau milieu des attentats, a poussé des centaines de personnes à ouvrir leurs portes à des gens inconnus et terrorisés, à leur offrir un refuge et du réconfort. Pas même une seconde ils n’ont pensé que, chez eux, ils auraient pu faire rentrer un des assaillants, comme j’ai entendu tout de suite dire ici en Italie. Du reste, à Paris, personne n’imagine d’utiliser à tort et à travers le terme d’« angélisme », de « buonismo » dans ma langue, une invention tout à fait italienne devenue le synonyme, mais de manière péjorative, de bonté, de solidarité, de respect, de tolérance. Ça n’arrive pas aux Parisiens, et ça n’arrivera même pas cette fois. Ils dépasseront aussi ce choc et continueront à vivre le sentiment profond qui les fait tous adhérer à leur propre ville. Aucun attentat ne réussira jamais à les arrêter, les Parisiens.

 J’ai écrit ce texte samedi 14 novembre quand nous espérions tous que notre concitoyenne vénitienne Valeria Solesin était simplement disparue ou blessée. Elle aussi, j’en suis sûr, se sentait pleinement parisienne. (Traduction Thomas Lemahieu.)
Roberto Ferrucci est l’auteur notamment de Ça change quoi 
(Le Seuil, « Fiction & cie », 2010).

Par Roland Gori, à lire dans Libération