Barbara Cassin : "La bureaucratie en France est contre-productive"

Interview de Barbara Cassin à lire aussi sur le site des Inrocks

http://www.lesinrocks.com/2014/03/14/livres/barbara-cassin-entretien-11487442/

Rencontre avec Barbara Cassin, philosophe et philologue, alors que paraît “Derrière les grilles, sortons du tout-évaluation”, qu’elle a dirigé. L’occasion d’évoquer son parcours, marqué par une réinterprétation moderne de la pensée grecque et une réhabilitation de la sophistique.

Philosophe, spécialiste de la pensée antique, et philologue, membre de “l’Appel des appels”, Barbara Cassin s’élève dans un livre collectif, Derrière les grilles, contre l’idéologie dominante de l’évaluation qui contamine tous les espaces sociaux. Elle dénonce la folie des grilles qui éliminent toute inventivité individuelle et tout espace de liberté. Rencontre avec l’une des plus grandes figures de la philosophie actuelle, qui puise dans la sophistique les ressources d’un engagement politique sur le contemporain.

Le texte d’introduction à votre ouvrage Derrière les grilles que vous signez avec Roland Gori est titré “Tous grillés”. Comment faut-il comprendre l’expression : “évalués, surveillés, manipulés, fascisés, foutus” ?

Barbara Cassin – Tout cela, oui. On est cuits, on est passé au gril, sur le gril, et on est prisonniers derrière les grilles.

Mais est-ce le principe de l’évaluation ou plutôt ses excès, sa projection sociale, son instrumentalisation politique, qui vous révolte ?

Ce n’est pas le principe en soi ; si on n’évalue pas, cela ouvre évidemment à des dérives et à des méconnaissances. Mais ce qui est intolérable, c’est la manière dont on évalue, tous azimuts, en présentant cela comme absolument indispensable, quoi qu’on fasse, quel que ce soit le processus. C’est particulièrement vrai dans la pratique que je connais le mieux, celle de la recherche : un chercheur consacre plus de la moitié de son temps à remplir des dossiers de ce genre pour avoir accès à des financements et accéder à des programmes.

La bureaucratie en France est ahurissante, inefficace, contre-productive : un chercheur qui a atteint l’âge fatidique des 65 ans ne peut plus, par exemple, piloter de travaux, alors que c’est le moment où son fameux “facteur h”, le nombre de publications dans des revues classées A pondéré par le nombre de citations qui en est fait, est suffisamment élevé, dans les humanités en tout cas, pour lui permettre d’avoir facilement accès aux financements — c’est d’ailleurs l’âge de ceux qui dirigent des programmes analogues dans d’autres pays comme les Etats-Unis par exemple : le CNRS se tire une balle dans le pied. Il n’y a plus de discernement. Il faut cocher des cases, rentrer dans des items, simplement pour avoir “accès à”, et cela nous prend les deux tiers du temps. Tout le monde le sait, et pourtant on continue.

Ce principe d’évaluation s’applique-t-il à tous les espaces sociaux ?

Oui, tous. Même les entretiens prénatals deviennent des dispositifs de surveillance. Et cela ne cesse pas : les évaluations en maternelle, questionnaires de santé mentale appliqués aux enfants sont terrifiants. Les débats autour du DSM IV, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, ont révélé ces abus. Il n’y a plus besoin de parole, mais simplement de médicament. Les psys dans leur ensemble se sont mobilisés contre ces dérives, quand même. Oui, notamment à travers l’Appel des appels. Mais c’est pourtant cela qui est en vigueur ; il n’y a plus assez d’infirmières, on est aujourd’hui dans des hôpitaux du XIXe siècle ; on attache ; c’est la pratique de la contention ; les simulations cérébrales profondes, ce qu’on appelait les électrochocs, se multiplient… La camisole chimique et la camisole électrique prédominent. Parce qu’on n’a plus de temps de s’occuper d’un sujet en face.

Par quel moyen une bonne évaluation pourrait donc se déployer ? Par la parole ?

Oui, cela passe plus par la parole que par la grille ; j’ai connu des évaluations relativement heureuses au CNRS ; on lisait des rapports, on entendait des gens, on en discutait. Cela n’était pas coupaillé en items hétérogènes qui ont une seule finalité : le “ranking” (classement) et l’élimination. On est aujourd’hui dans le “Google-monde” : la qualité n’est plus qu’une propriété émergente de la quantité. C’est le modèle des moteurs de recherche ; cela ne tient compte que de l’opinion du plus grand nombre. Or par définition elle n’a pas accès à l’invention, au nouveau, puisqu’on ne remarque pas l’absence d’un inconnu (c’est ce que l’éditeur Jérôme Lindon disait de Beckett). Sur ce fond-là, les problèmes financiers font le reste.

Vous indexez donc cette obsession de l’évaluation à l’imposition du modèle néolibéral ?

Oui, sauf qu’on ne sait plus très bien ce que ce mot veut dire ; il est trop générique. Je ne sais pas qui n’est pas néolibéral aujourd’hui. La gauche et l’ultragauche sont un peu perdues. Il y a, je crois, une place pour un discours humaniste, avec tous les guillemets que vous voulez, mesurant toutes les confusions et ambiguïtés que comporte ce déplacement de la politique, et dont profite aujourd’hui le Front national.

Qu’entendez-vous par discours humaniste ? N’est-ce pas un concept plus flou que ce qu’il a incarné à d’autres moments de notre histoire ?

Je me suis longtemps méfiée de l’humanisme ; cela sent souvent mauvais, comme un truc d’héritier. Or, aujourd’hui, il me semble que l’humanisme et les humanités, c’est un discours de résistance. Savoir choisir ses amis dans le passé, ce qui est la définition de la culture par Hannah Arendt, est aujourd’hui une faculté politique. Et c’est même la faculté politique par excellence. Avoir envie d’éduquer à cela les enfants, penser que la culture est un enjeu important, c’est cela l’humanisme. Réfléchissons pour éduquer le goût. Ce ne peut pas être une histoire d’héritage, prenons-le comme quelque chose à construire, qui permette de ne pas tomber tête baissée derrière les grilles.

Le goût vous semble-t-il en danger ?

Oui, il l’était sous Sarkozy, comme l’affaire de La Princesse de Clèves l’avait illustré. Mais on n’a rien changé depuis ; on est toujours dans les éléments de langage, ce qui est pour moi la banalité du mal ; on est dans les grilles d’évaluation, dans le souci constant et mortifère de classer et éliminer.

Comment éviter d’entrer dans des cases ? N’est-ce difficile de trouver des ressources en soi pour se protéger contre la servitude volontaire ?

Ce que je sais seulement, c’est que gueuler très fort, ensemble, cela produit des effets. Des Indignés à la place Maïdan. C’est à peu près le seul contre-pouvoir que je vois. Ce dont je ne veux pas, ni pour moi ni pour les autres, eh bien, je le dis. Et j’explique pourquoi. Et je trouve des gens qui ne veulent pas ça non plus. Et on en parle, et ça s’agite. C’est à cela aussi que peuvent servir Google et les réseaux sociaux. Il faut reprendre la main technique sur la technique.

La technique n’est donc pas votre ennemie ?

Non, je ne suis pas heideggerienne. De toute façon, on est dans un moment darwinien de transformation. Il faut simplement beaucoup parler, beaucoup penser, beaucoup protester. A chaque endroit où l’on est. Si ce que l’on vous impose comme norme ne vous convient pas, vous semble dommageable pour la communauté, alors il faut gueuler; si vous êtes en position d’acteur, il faut gueuler ; si vous subissez, il faut gueuler aussi. La seule solution, c’est de parler. La parole est un grand bien. Il faut savoir quel monde on veut et le créer. On le crée en parlant. C’est pour cela que je me suis tant intéressée à la commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud : c’était l’un des rares endroits politiques contemporains où s’est créé quelque chose avec la parole. Je ne dis pas que cela suffit, mais le peuple arc-en-ciel est né là.

La réinvention, le goût du minoritaire, le refus des assignations… : ces motifs philosophiques des années 60, comment les percevez-vous aujourd’hui, dans un contexte culturel actuel assez conservateur ?

La pratique critique, le discernement restent décisifs. Mais je pense surtout qu’il faut se glisser partout où l’on peut. La première chose que j’ai faite dans ma vie, c’était une revue de poésie paraissant partout où elle peut ; elle s’appelait même comme ça : “Revue de poésie paraissant partout où elle peut”. On la collait sur les murs, sur les poteaux télégraphiques, on allait partout, là où on nous demandait et là où on ne nous demandait pas. Je défends toujours ce geste : partout où l’on peut. Je ne vois pas vraiment d’autres possibilités. La philosophie, de ce point de vue, c’est aussi partout où elle peut. Pas seulement la philosophie. Il faut arrêter surtout avec les genres philosophique, littéraire, poétique…, il faut les décloisonner ; c’est une leçon des humanités. Quand j’ai dirigé le centre de recherche sur la pensée antique, Léon-Robin, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas Homère à côté de Platon et des autres ; un pur délire. Comment peut-on comprendre Platon si l’on n’a pas Homère dans l’autre main ? Peut-être que faire de la philosophie comme une femme, ce serait cela : décloisonner les genres, vite fait. Cela implique de ne pas avoir de maîtrise absolue.

Mon premier livre important de philo, c’était L’Effet sophistique. Mais j’ai voulu en même temps que sorte un recueil de nouvelles Avec le plus petit et plus inapparent des corps, un titre tiré d’un texte de Gorgias. Dans les deux cas, la question est : qu’est-ce qu’on fait avec les mots ? Le langage fait les choses ; parler change les choses. On performe des choses, on les fait exister. Or, les grilles d’évaluation qui performent le monde à leur manière, on n’en veut pas, on va performer le monde autrement.

La sophistique vous aide-t-elle à porter un diagnostic sur le monde contemporain ?

Elle m’aide énormément, c’est un ouvre-boîte universel, car elle met l’accent sur cette troisième dimension du langage : vous parlez de (la table), vous parlez à quelqu’un (j’essaie de vous convaincre) ; la sophistique qu’on assigne toujours à la rhétorique et à la démagogie, vous apprend à parler pour parler, c’est-à-dire à parler pour faire être ce qui est dit. C’est ce que j’appelle la logologie, un terme de Novalis, qui a beaucoup à voir avec la performance et l’acte de parole. C’est lié à ce que j’ai fait dans le Dictionnaire des intraduisibles : une langue, liée à une culture, produit un monde.

Existe-t-il selon vous une manière de philosopher propre aux femmes ?

J’ai créé à la demande de l’Unesco La Revue des femmes philosophes ; j’oppose à l’essence femme une identité stratégique. Si on veut éviter l’assignation d’essence, il faut jouer sur le “en tant que”. La mère d’Arendt lui apprit que si on l’attaquait en tant que juive, elle devait riposter en tant que juive. Je propose de faire pareil, jouer avec le en tant que. Ce qui m’intéresse, c’est au fond de décider à un moment, quand je veux, sur quel plan je me place, mais de refuser cependant d’être assignée pour toujours à cette place. Je pense donc qu’il n’y a d’identité que stratégique : cela pourrait être la deuxième leçon de ce que pourrait être une philosophie féminine. Evacuons les assignations d’essence, et revendiquons les assignations stratégiques.

C’est stratégiquement, aujourd’hui, que je préfère l’universel ; mais je veux le compliquer. C’est un mot d’ordre. Comment y parvenir ? Via un certain rapport au multiculturalisme ; je crois en un relativisme bien compris qui ne signifie pas du tout que tout se vaut, mais que, dans une situation donnée, il y a un “meilleur pour”. C’est un comparatif dédié. Ce n’est ni vrai ni faux, ni bien ni mal, mais meilleur, et pas meilleur tout court mais meilleur pour : dan une situation, pour une personne, pour un Etat… Quand ont lit le Protagoras de Platon, c’est exactement ce que dit Protagoras ; je ne peux pas dire qu’une opinion est vraie ou fausse, ni vous faire passer d’un opinion fausse à une opinion vraie, mais je peux vous faire passer d’un état moins bon à un état meilleur ; c’est cela la culture, au sens aussi d’éducation, pour moi.

Quelles ont été les grandes étapes de votre travail ?

J’ai eu Michel Deguy comme professeur de philosophie, puis j’ai rencontré Char et Heidegger. J’ai été dès le début dans le rapport entre la poésie et la philosophie, dans la réflexion sur cette articulation, refusant la sacralisation généralisée. Le grec a ensuite été un événement essentiel ; j’ai adoré la langue grecque. Je n’ai jamais eu l’agrégation de philo, j’ai du la passer dix fois. Je suis allé chercher d’autres maîtres, Heinz Wismann et Jean Bollack, qui m’ont servi d’antidote à la manière heideggerienne de comprendre les textes, et même de comprendre le grec. Il y a des gisements d’invention inscrits dans les œuvres des langues mortes. Je me suis intéressée à la sophistique grâce à Pierre Aubenque, j’ai fait une thèse et j’ai continué à travailler au CNRS ; j’ai enseigné au lycée François Villon de la porte de Vanves – à  une époque où les élèves s’attendaient avec des chaînes de vélo  – mais c’était passionnant. J’ai aussi enseigné dans d’autres lieux improbables : un hôpital de jour avec des psychotiques, c’est là que j’ai appris le plus de choses. J’enseignais quelque chose comme la philo. Face à des adolescents mutiques, qui ne parlaient pas, je me suis demandée comment faire pour qu’ils se rendent comptent qu’ils ont une langue maternelle ; plus maternelle qu’une autre ; j’ai écrit du grec au tableau ; c’était pour eux un choc d’étrangeté. Ils ont compris comment Cratyle, Socrate, Platon jouaient avec cette langue. Ils se sont mis à comprendre qu’ils pouvaient jouer eux aussi avec des mots du français, qu’ils leur appartenaient. Ce sont des apprentissages sur lesquels je vis.

Ces déplacements permanents définiraient-ils d’une certaine manière votre geste philosophique ?

Absolument.

Comment définir votre longue complicité avec Alain Badiou ?

Elle existe avec bonheur depuis vingt ans. On a pourtant une “raison pure”, théorique, très différente ; on n’est pas d’accord sur la philosophie. Il est platonicien, il croit à la Vérité, à l’Un, tout autrement que moi. En retraduisant La République, il a remplacé l’idée du Bien par l’idée du Vrai ; je pense que c’est un abus de pouvoir de sa part. Moi, je ne suis pas platonicienne. Je crois fondamentalement au multiple mais pas à l’universel ; je crois au relativisme et à ce qu’il appelle les “douteuses propriétés du langage”. Je suis “logologue” et lui est un “ontologue”. Il suit un fil qui va selon moi de Parménide à Heidegger, via Platon.

Mon fil, en revanche, c’est la sophistique, avec Aristote, celui qui joue de Platon et de la sophistique, et Hannah Arendt, par différence avec Heidegger. Il y a des gros sauts ! J’aime beaucoup faire le grand saut entre les présocratiques et les postmodernes. Cela m’apprend beaucoup de choses sur nous. Jean-François Lyotard m’avait dit : tu t’intéresses aux Grecs pour ne pas t’intéresser aux Juifs ! C’est un diagnostic que j’ai pris en considération. J’apprendrais bien l’hébreu, l’arabe et le chinois, il est vrai. Mais, par-delà notre différend sur la raison pure, ce qui me rapproche de Badiou, c’est la même méfiance, voire le même dégoût, pour la morale et la critique de la raison pratique.

Enfin et surtout nous avons la même conception du goût et la même critique du jugement. C’est cela qui compte. Ce sont les mêmes textes que l’un et l’autre nous pouvons juger bons et importants, et il peut s’agir de textes avec lesquels nous ne sommes d’accord ni l’un ni l’autre.

Par Jean-Marie Durand

Par Roland Gori, à lire dans Libération