L’article de Maïté Darnault paru la semaine dernière dans Libération (1), révèle un désastre grandissant, que l’on a honte de montrer et pas envie de voir. En France, les archéologues, qui sont censés faire le plus beau métier du monde, sont en train de se transformer en agents intérimaires chargés de «purger» à la chaîne les sites archéologiques à l’emplacement des projets d’aménagement - toutes ces futures rocades, zones d’activité commerciale et autres périphéries pavillonnaires, qui dévorent l’équivalent de la surface d’un département tous les dix  ans. N’allez pas croire qu’il s’agit là d’une contrariété d’enfant gâté, que l’on entretiendrait à jouer dans la terre, pendant que d’autres vont travailler : ce qui touche la culture nous concerne directement, comme ce qui arrive à la santé et à l’éducation. Ce n’est pas de travailler dans le froid ou en plein soleil, loin de chez soi, et en plus d’être mal payés, qui les désole - cela, ils l’ont choisi ; c’est que leur travail a perdu son sens.

Ils prélèvent des vestiges dont ils ne feront rien, par manque de temps et de moyens, et qui iront s’entasser dans des entrepôts dont on ne sait pas quoi faire - à tel point que certains se demandent s’il ne serait pas préférable, après tout, de réenfouir ces vieux débris qui ne servent à personne. Leur production principale consiste à rédiger des rapports, qui ont pour fonction essentielle de permettre de vérifier que le travail a bien été fait. Mais quel travail ? Beaucoup ont le sentiment qu’ils en sont réduits à faire le contraire de ce qu’ils devraient faire. Dans l’article de Libé , Marc (2), qui dit «c’est fou, ce boulot qui fait rêver dans l’imaginaire collectif, comparé à l’état dans lequel on le trouve en l’exerçant», pourrait ajouter : «On a l’impression qu’en réalité on contribue à détruire ce qu’on est censés préserver.»

Comment a-t-on pu en arriver là ? Bien sûr, il y a la loi de 2003, qui a ouvert la pratique des opérations d’archéologie préventive au secteur privé, en créant une concurrence entre «opérateurs» qui s’est transformée en un facteur de dégradation des conditions de travail et de précarisation de l’emploi, lorsque le «marché» a commencé à se restreindre. Mais le ver était dans le fruit. C’est lorsque l’on a échangé la nécessité de sauver ce qui allait disparaître sous l’impact des travaux contre un deal passé avec les aménageurs : vous payez et on vous en débarrasse. On a transformé un acte de sauvetage du patrimoine de l’humanité, effectué au nom de l’intérêt collectif, en une «offre commerciale», délivrée par un «prestataire» au profit d’un «client». Ce faisant, on a fait de l’archéologie dite «préventive» un business qui consiste à «libérer» les terrains visés par les projets d’aménagements de leur «contrainte archéologique» ; c’est-à-dire à les curer irrémédiablement de leur mémoire, parfois plurimillénaire. C’est pourquoi on n’a pas inclus, dans les termes de ce marché, l’étude et la publication scientifique des données, qui restait inestimable ; c’est-à-dire impossible à évaluer financièrement - celle-ci pouvant se prolonger indéfiniment. C’est ainsi que l’on a vidé la pratique de l’archéologie de son cœur et de sa substance.

L’université produit chaque année des centaines de diplômés en archéologie qui ne trouveront pas de travail parce qu’ils sont «inemployables». Leurs enseignants les forment à la pratique d’une discipline dont, pour leur immense majorité, ils ne feront rien. Sur leurs chantiers de fouille, Camille, Marc et Géraldine ne sont pas les seuls à penser qu’«on marche sur la tête». Karim, à l’hôpital, qui lui aussi fait ce boulot parce qu’il y croyait, pourrait dire : «On maltraite les gens dont on est censés prendre soin.» Et Léa, dans son collège, qui avait choisi l’enseignement pour transmettre la connaissance, pourrait dire, elle aussi : «On enfonce les enfants que l’on devrait au contraire tirer vers le haut», comme Julien chez les travailleurs sociaux. Ils sont nombreux, dans ce pays et ailleurs, tous les gens qui estiment que le travail qu’ils sont contraints de faire ne les nourrit pas, mais qu’au fond il les mine, moralement. C’est ça ou pas de travail, entendent-ils ; c’est toujours mieux ça que rien du tout - la déchéance sociale.

Mais ils sont déjà déchus, au fond d’eux-mêmes, et c’est pourquoi ils aspirent tant à la dignité. Car ils sont nombreux tous ceux qui non seulement sont maltraités par leur travail mais qui maltraitent eux-mêmes ce sur quoi leur travail s’exerce : les choses dans la terre, les gens, les animaux et les plantes - le monde, en somme. Quand on gère le travail selon une logique comptable, on produit de la médiocrité, qui créé du désespoir, qui menace l’équilibre individuel et collectif de la société. L’archéologie observe la mémoire du monde, dans ce qui reste de l’existence quotidienne de tous ces «sans-voix» de l’histoire qui n’ont pas eu la parole. Les sociétés sont des constructions fragiles, voit-elle ; elles se lézardent et s’écroulent lorsque les forces qui les maintiennent s’effondrent. C’est à ce moment que l’on se rend compte, mais trop tard, qu’il n’y avait rien ni personne au-dessus d’elles, sinon l’injonction anonyme à continuer à faire comme si.

(1) «Les archéologues, nouveaux damnés de la terre», Libération, 22 juin 2018, pp 22-23.

(2) Les prénoms ont été changés.

Laurent OLIVIER