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Mener des politiques publiques vigoureuses en direction de la petite enfance, offrir le cadre le plus propice au développement, à l'éveil et à l'épanouissement des tout petits, lutter contre les inégalités sociales dès le plus jeune âge : comment ne pas souscrire à de telles intentions qui ressortent du récent rapport 2017 de Terra Nova sur la petite enfance ?Engagés au service de la santé et du bien-être de l’enfant et de ses parents par leur travail quotidien de prévention en protection maternelle et infantile, Pierre Suesser et Marie-Christine Colombo, respectivement président et vice-présidente du Syndicat national des médecins de PMI, ont été auditionnés dans le cadre du rapport Terra Nova et souhaitent apporter leur lecture et leur contribution critiques sur ses constats et ses recommandations.
*« Investir : le mot est emprunté au latin investire (...) au figuré "entourer étroitement" ». Le Robert Dictionnaire historique de la langue française (Alain Rey dir.), Paris 1992
Des constats ou des choix d'angles de vue ?
L'existence de périodes sensibles du développement dans les trois premières années est de longue date bien documentée (1), les apports, chacun dans leur domaine de la psychologie comme des neurosciences, attestent également de la valeur de cette période fondatrice pour le développement et l'épanouissement de l'enfant. Ce constat partagé justifiait-il pour autant de recourir à la formulation pour le moins catégorique dans le titre du rapport : "L'égalité des chances se joue avant la maternelle" alors que le titre du précédent rapport de Terra Nova sur ce thème en 2014 restait plus prudent "La lutte contre les inégalités commence dans les crèches" ?
La démonstration du rapport de Terra Nova 2017 repose sur deux piliers. Le premier consiste à dévaloriser des services et méthodes existants en France, le second à valoriser des approches et des méthodes empruntées à des contextes non comparables pour pallier les "défauts" que le rapport énonce.
Le rapport appuie notamment sa démonstration sur deux programmes "Perry Preschool" et "Carolina Abecedarian", respectivement mis en œuvre entre 1962 et 1967 et entre 1972 et 1977, aux Etats-Unis dans des contextes sociaux et institutionnels très différents de celui de la France d’aujourd’hui : pas d'école maternelle, services publics de structure et de développement très différents, système de protection sociale et de santé non comparables. Est-il fondé de s'appuyer sur les résultats obtenus par un accompagnement très intensif auprès de cohortes par ailleurs restreintes (respectivement 123 enfants et 112 enfants) ? Comment expliquer qu'un rapport en 2017 n'intègre pas une recherche universitaire publiée en mars 2016 qui souligne les limites méthodologiques de ces travaux (2), et qu'il incite à les présenter comme des modèles à transposer voire à généraliser dans le contexte français actuel (3) ? Et comment comprendre, par ailleurs, que des programmes présentés comme si efficaces, n'aient pas été généralisés depuis 50 ans aux Etats-Unis ? Afin d'y produire tous leurs effets bénéfiques, dans un pays dont l'exemplarité en matière de politique publique médico-sociale à l'égard de l'enfance reste à démontrer (10% d'enfants de moins de 10 ans traités par Ritaline au milieu des années 2000...).
Pour justifier leurs propositions, les auteurs du rapport Terra Nova 2017, dans la continuité de celui de 2014 sur la petite enfance (4), dévalorisent les travaux qui ont permis d'initier et de développer en France depuis les années 70 un accueil des jeunes enfants par les crèches, cherchant à prendre en compte toutes les dimensions d'étayage de leur développement cognitif, affectif, sensoriel, culturel : "les crèches restent aujourd'hui une politique publique dominée par l'objectif historique de garde des enfants. Depuis l'origine les orientations nationales ont surtout insisté sur les normes obligatoires de santé et de sécurité (...) Chaque crèche a l'obligation de se doter d'un projet pédagogique mais elle a toute latitude pour le concevoir et le mettre en œuvre" (p. 23). Sur quelle-s étude-s des pratiques de terrain s'appuient ces affirmations énoncées dans un rapport qui par ailleurs insiste sur la supériorité des arguments scientifiques ?
Concernant les services de PMI , le rapport développe une approche favorable "ils forment un réseau remarquable dont les bénéfices restent méconnus" et souligne à juste titre que "les bénéfices de la PMI sont ainsi avérés en matière de santé publique" et que "ce réseau reste cependant méconnu chez les décideurs publics et menacé de restrictions budgétaires alors qu'il devrait être mis en avant dans le débat public (...)" (p. 27). Il est cependant dommage, en écho au jugement porté sur le caractère trop « sanitaire » des crèches, que le rapport ait mal saisi l'intrication étroite entre promotion de la santé et soutien à la fonction parentale, dans la pratique des équipes de PMI en réponse aux attentes des familles : "Au-delà de la mission centrale de promotion de la santé de l'enfant, les méthodes et dispositifs de soutien aux parents ont souvent une place secondaire dans les priorités institutionnelles" (p. 27). Cette dichotomie des politiques publiques ne rend justement pas compte de la richesse et de la complexité des pratiques à l’œuvre auprès des familles et des enfants, dont ces services font preuve là où les orientations et les moyens leur en laissent la possibilité.
Les recommandations : un axe "éducatif" problématique
Un louable souci de justice sociale pour l'accès aux crèches
Nous partageons avec les auteurs du rapport les recommandations de meilleure justice sociale pour l'accès aux crèches : favoriser l'implantation de nouveaux établissements d'accueil du jeune enfant dans des zones sous-dotées, apporter une aide financière supplémentaire aux collectivités locales en ce sens, rendre transparents les critères d'attribution de places, favoriser l'accès aux EAJE des familles ayant des revenus modestes.
Le faux- procès adressé aux crèches
Il a été rappelé ci-dessus que les recommandations du rapport dans ce domaine partent d'une affirmation générale non étayée selon laquelle "les priorités institutionnelles de l'accueil en crèches ne sont pas centrées sur sa dimension éducative" (p. 23). Les auteurs concèdent bien que "les crèches françaises sont depuis les années 70 des lieux ouverts à l'innovation pédagogique en lien avec les différents courants de la psychologie et des sciences de l'éducation" mais c'est immédiatement pour asséner que "les incitations institutionnelles à développer la qualité éducative en crèche restent relativement faibles". Ceci au mépris d'une abondante littérature sur les pratiques et recherches en matière d'accompagnements des éveils multiples de l'enfant, cognitifs, sensoriels, affectifs, culturels...(5). Comment de surcroît les rédacteurs du rapport peuvent-ils qualifier de simple "défi" (p.42) le récent Texte-cadre national pour l'accueil de la petite enfance (6), alors que ce document ministériel officiel est précisément le fruit de l'importante démarche de concertation nationale menée au préalable pendant un an et qui a donné lieu à la publication du rapport "Développement du jeune enfant, modes d'accueil, formation des professionnels"(7) en 2016 ?
Et les 33% d'enfants en accueil individuel ?
Il est à regretter que "ce rapport [de Terra Nova] laisse de côté la question de l'accueil individuel proposé par les assistants maternels, qui est le moins accessible aux familles défavorisées et revêt donc une importance moindre pour l'égalité des chances" (note 13 p.20). Voici une bien curieuse manière de poser le problème. Alors que le nombre d'enfants accueillis chez les assistants maternels (33%) est deux fois plus élevé qu'en crèche (17%), l'enjeu de solvabiliser ce mode d'accueil y compris pour les familles aux revenus modestes ne relève-t-il pas tout autant de "l'égalité des chances" prônée par le rapport ? Sauf à considérer que la qualité d'accueil n'est à promouvoir qu'en crèche où elle "profiterait" mieux aux enfants des familles en question que chez les assistants maternels. Et à avaliser de la sorte des modes d'accueil "à deux vitesses" en termes de qualité d'accueil, à rebours des efforts des 30 dernières années pour professionnaliser les modes d'accueil individuels qu'il s'agit plutôt de consolider.
Quelle conception de l'éducation chez le tout-petit ?
Le rapport évite soigneusement une question essentielle qui se pose autour de la notion d'éducation concernant les jeunes enfants : la nécessité de leur offrir l'environnement riche et stimulant permettant aux formidables capacités des tout petits de s'épanouir, sachant parallèlement que l'anxiété de l'avenir dans la société actuelle pousse à toujours plus de sur-stimulation précoce, au risque de fabriquer des "hyperactifs", à un âge où l'hétérogénéité des parcours de développement est une donnée de base. Le rapport Terra Nova 2017 ignore cette complexité de l'éducatif chez le tout petit et se situe ici dans la lignée de celui de 2014 prônant des EAJE à "haute qualité éducative". Celle-ci serait obtenue par la mise en œuvre de programmes standardisés de stimulation essentiellement cognitive, présentés comme ayant fait leurs preuves par la démarche de la recherche expérimentale (evidence based (8)) et destinés à être répliqués tels quels.
L'engouement peu "probant" pour un programme de stimulation langagière
A ce titre est notamment mis en avant le programme "Parler bambin" comme dans le précédent rapport qui indiquait que celui-ci "a choisi de mettre l’accent sur (...) la stimulation du développement du langage. Il constitue surtout la démarche la plus systématique menée dans des structures françaises pour améliorer la qualité éducative et mesurer son impact." L'engouement de Terra Nova pour ce programme conduisait déjà le rapport de 2014 à indiquer, sur la base de "trois indices : l’étendue du vocabulaire, l’usage grammatical et la longueur moyenne des phrases", qu'on constatait des "progrès immédiats et significatifs de performances verbales du groupe expérimental". Mais le rapport omettait de préciser ce qu'en toute rigueur les chercheurs qui ont élaboré la méthode ont publié : on ne retrouve ces progrès ni "en langage spontané" ni "dans une situation où ces acquisitions ne sont pas sollicitées, requises ou pas attendues" (9), par exemple à la maison hors du champ d'application de la méthode.
Depuis lors a été publiée une recherche action indépendante menée sur 3 ans (2013-2016) par le Centre de recherche en éducation de l'Université de Nantes, visant notamment à évaluer "la plus value de ce dispositif [Parler bambin] sur le développement langagier des enfants". La conclusion des trois études menées (en dernière année de multi-accueils municipaux, en petite section de maternelle et en moyenne section de maternelle, soit avec un suivi de trois ans) indique que "ces trois études longitudinales convergent toutes sur une même conclusion : le dispositif « Parler Bambin » n’a pas permis d’améliorer significativement les compétences langagières des participants" (10) .
Si d'autres études sont en cours sur le dispositif "Parler bambin", ces travaux devraient inciter à beaucoup de prudence quant à la généralisation du programme.
Soutenir les éveils multiples du tout petit : un "jeu d'enfant" ?
Autre programme mis en avant dans le rapport : "Jeux d'enfants" issu du "Carolina Abecedarian" et déjà présenté dans le rapport de 2014 (p.17), qui vise à la stimulation intensive des enfants sur la base d'un "programme dense de jeux éducatifs conçus méthodiquement". Exemple de jeu décrit dans le rapport 2017 : Jeu « Imiter les actions » - Enfants entre 0 et 1 an : taper sur une casserole avec une cuillère : demander à l’enfant de taper avec sa cuillère de la même manière. S’il le fait, lui dire “Tu viens de faire la même chose que moi, bravo”. Penser à d’autres actions qu’il peut imiter et qui seront amusantes pour tous les deux. L’objectif est d’aider l’enfant à imiter fréquemment afin d’apprendre". Exemple de jeu décrit dans le rapport de 2014 : "Compétence : Montrer ses émotions. Pourquoi ? Pour exprimer vos émotions afin que le bébé sache que les siennes sont appropriées. Âge: six mois. Jeu : Prenez le bébé en le tenant sous les bras. Soulevez-le doucement au-dessus de votre tête en disant: “En haut!”. Faites-le descendre en disant: “En bas!” et câlinez-le. Quand vous jouez à ce jeu, faites en sorte que votre visage et votre voix lui indiquent que vous êtes heureux et enthousiaste afin de l’encourager à montrer qu’il est heureux aussi.".
On ne peut s'empêcher d'éprouver un véritable malaise à cette lecture qui évoque plutôt un dispositif d'expérimentation "in vitro" par la promotion de situations "interactives" artificielles que celui d'un étayage contextualisé "in vivo" des potentialités de l'enfant : absence de spontanéité dans les interactions avec l'enfant, directivité "éducative", stérilisation de la vitalité découvreuse et de la créativité développementale de l'enfant, standardisation des affects et des émotions, pression performative (un autre exemple cité se propose "d’attirer l’attention de l’enfant [entre 1 et 2 ans] sur le classement des objets selon leur taille, ce qui l’aidera pour certains apprentissages mathématiques ultérieurs." ). Cela ne confine-t-il pas à une forme de conditionnement performatif, au risque d'ignorer voire de contrecarrer d'autres enjeux tout autant cruciaux pour le développement de l'enfant : l'expression de sa sensibilité, de son imaginaire, de sa capacité de rêverie, le respect de la non linéarité des parcours développementaux et de leur singularité hétérogène, notamment ? (11). En un mot ce qui fait que l'enfant "apprend à apprendre, construit ses propres stratégies d'apprentissage et organise sa pensée"(12). Un tel dispositif méthodique et systématique de stimulation intensive « artificialise » au contraire les relations avec l’enfant et pose une question de brouillage, voire de mise en porte-à-faux émotionnel : mimer le langage de la gaieté pour apprendre aux tout petits à mimer la gaieté ne risque-t-il pas de les inciter à communiquer une émotion quand bien même ils ressentent tout autre chose ?
En tout état de cause des programmes de soutien aux éveils du jeune enfant ne devraient-ils pas faire l'objet, s'ils sont proposés, d'une véritable réflexion d'équipe de chaque crèche concernée, dans le cadre de son projet pédagogique propre, quant à son usage au regard des pratiques et expériences déjà engagées, des compétences mobilisées dans l'équipe et des adaptations éventuelles de la méthode ? La méthode du "cousu main" qui garantit l'appropriation des pratiques par l'intelligence réflexive des professionnel-les n'est visiblement pas l'option retenue par le rapport Terra Nova. Celui-ci privilégie une approche par programmes standardisés dits evidence based (13) à visée hégémonique sur ces pratiques. Comme si la prise en compte du facteur humain, à chaque fois inédit dans l'interaction, éloignait de la maîtrise des résultats alors que chacun sait qu'il est central dans ce domaine de l'accueil des tout petits. Les auteurs du rapport Terra Nova semblent n'accorder que peu de crédit et de confiance à la professionnalité et à l'entendement des personnels en charge des enfants, et en charge des services et de leurs orientations pédagogiques.
Former à des outils ou former les professionnels à accueillir les jeunes enfants ?
Au regard de l'enjeu de "haute qualité éducative" promue par le rapport, il convient également de s'arrêter sur la question de la formation des professionnel-les de la petite enfance favorisant - ou non - cette qualité éducative recherchée. A ce titre le rapport est peu contributif. Celui de 2014 indiquait que le temps de formation des professionnels aux outils mis en exergue est, pour "Parler Bambin", "d’une durée de deux demi-journées, constituée d’un volet pratique et d’un volet théorique, qui comprend une part de psychologie développementale (déterminants du langage, étapes de son acquisition) et des notions de sociologie. (p.40)". Quant au "Carolina Abecedarian", "Le déploiement de Jeux d'enfants par le Cegep de Saint-Jérôme repose sur une formation de deux journées proposée à des professionnels déjà en activité (p.37).". On conviendra que ces dispositifs peu approfondis de formation interrogent sur l'intériorisation des compétences professionnelles attendues pour assurer la haute qualité pédagogique revendiquée par les promoteurs de ces programmes.
On attendrait plus généralement qu'une fondation telle que Terra Nova se joigne aux multiples acteurs - institutionnels, professionnels, de l'université et de la recherche, associatifs et syndicaux - qui promeuvent vigoureusement d'élever les niveaux de qualification des professionnels de la petite enfance et de faire des ponts entre les savoirs scientifiques et les savoirs expérientiels. Au lieu de formuler des propositions concrètes en ce sens, les auteurs du rapport relativisent l'enjeu majeur de la formation lorsqu'ils indiquent : "Pour autant la formation ne suffit pas : il faut aussi et surtout [souligné par nous] encourager les crèches à une amélioration en continu de la qualité de leur accueil et des pratiques de leurs professionnels." (p. 42).
Et l'impact des conditions générales d'accueil en crèche sur sa qualité ?
On s'étonnera aussi du silence du rapport sur le constat actuel de dégradation des conditions d'accueil en crèches, et leurs conséquences sur l'ensemble du processus de qualité d'accueil, avec les politiques actuelles d'optimisation des taux d'occupation, d'accueil d'enfants en surnombre dans les structures, de diminution du taux des personnels les plus qualifiés auprès des enfants... Pourquoi n'avancer aucune des pistes suivantes pour lutter contre les inégalités sociales dans les crèches et promouvoir la qualité, notamment pédagogique et psychologique d'accueil : promouvoir un haut degré de qualification des professionnels dans les domaines pédagogique, psychologique et somatique du développement des jeunes enfants, améliorer également les taux d'encadrement et diminuer la taille des groupes d'enfants, favoriser une plus grande mixité homme-femmes au sein des structures, généraliser les temps de réflexion sur les pratiques ? Des mesures favorables à la prise en compte professionnalisée de chaque enfant dans son individualité, base pour assurer un accompagnement sécure de son développement psychique et cognitif, qui profite à tous mais particulièrement aux enfants vivant dans des milieux socialement défavorisés.
En PMI aussi, choisir le cousu main plutôt que le "clés en mains"
Concernant le dispositif de PMI, le rapport soutient avec justesse son rôle de soutien à la fonction parentale (recommandation n°8) et reproche à juste titre aux décideurs publics d'être "parfois tentés de réduire la PMI à ses missions centrales de santé publique et de renvoyer le rôle de soutien aux parents à d’autres lieux (lieux d’accueil enfants parents, associations de soutien à la parentalité, etc.)". En revanche l'affirmation du rapport selon laquelle "Développer le rôle de soutien aux parents des PMI peut se faire sans augmentation significative de leurs moyens" (p. 47) sonne curieusement après que les auteurs aient eux-même déploré ( p. 27) que "ce réseau reste cependant méconnu chez les décideurs publics et menacé de restrictions budgétaires". Par ailleurs bien des exemples présentés comme des pistes d'amélioration du dispositif de PMI sont déjà fréquemment à l'œuvre : intervention autour du livre, ateliers bébés, collaborations avec la psychiatrie/pédopsychiatrie (mais quels remèdes face à la misère croissante des intersecteurs de pédopsychiatrie ?).
Le rapport fait référence à la stratégie d'universalisme proportionné pour orienter la politique des services de PMI. On y souscrira bien volontiers en la précisant :
• si elle fait porter l’attention sur le cumul de difficultés que rencontrent les familles en situation sociale défavorable, avec leurs conséquences en matière de santé, et si elle induit notamment des réponses faisant évoluer ce contexte (logement, emploi, protection sociale, …), elle peut légitimement contribuer à réduire des inégalités de santé ;
• si elle conduit essentiellement à un surciblage des familles en situation de précarité socio-économique, par des interventions médico-sociales à visée prescriptive en terme de comportements de santé ou de parentalité, elle risquera d’entraîner un sentiment de stigmatisation, d’infantilisation et de conduire ces familles au repli à l’égard des services de santé préventifs, voire de toute intervention de soutien social.
L'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) dans un rapport de 2011 sur les inégalités de santé dans l'enfance (14) précise que : « Raisonner en termes de déterminants sociaux de la santé ne doit pas conduire à stigmatiser certaines populations. Les difficultés d’exercice de la fonction parentale ne sont pas limitées aux familles précaires ou vulnérables – qui seraient d’emblée de « mauvais parents » – de même que la question des comportements en santé (alimentation, consommation de tabac et d’alcool) n’est pas l’apanage des catégories sociales défavorisées. Certaines populations sont confrontées à un cumul de difficultés qui augmente les risques auxquels elles sont exposées. Mais cibler sur elles l’action les désigne comme à part, au risque de les rendre prisonnières d’une image sociale dévalorisante. Le principe d’universalisme proportionné dans les prestations permet de répondre en partie à ce risque. (…) » et de conclure « les actions en direction des enfants et de leurs familles sont organisées selon une logique d’universalisme proportionné : tout ménage peut disposer du même socle d’intervention, complété par des prestations spécifiques en fonction de ses besoins particuliers. Ces besoins doivent être appréciés le plus individuellement possible, de façon à ce que l’accompagnement des familles ne conduise pas à une stigmatisation de populations qui seraient considérées « à risque ». Ainsi l'IGAS prône une logique de l'universalisme proportionné à l'opposé de celle promue par Terra Nova, consistant à appliquer aux jeunes enfants des programmes standardisés de masse.
Les projets de soutien à la parentalité, au travers des visites à domicile auprès des parents de jeunes enfants, abordés dans le rapport, gagneront sans doute à l'approche développée par l'IGAS : plutôt que des programmes "clés en main" plaqués, un enjeu fort est d'adapter les démarches à une population et à un contexte local, à la structuration et à la pratique de l'offre de santé et de soutien à la parentalité existantes. Evitons la tentation hégémonique de répliquer in extenso tel ou tel programme et travaillons à nous imprégner mutuellement des recherches et des pratiques inspirantes de chacun. Et surtout poursuivons la réflexion sur l'efficacité recherchée en matière de prévention développementale : la référence scientifique, la dimension socio-économique et la méthode expérimentale contribuent à éclairer une partie de la réalité mais elles ne suffisent pas seules à l’établir et surtout à mobiliser talents humains et compétences professionnelles à bon escient. C’est bien le contraire qui est redouté : en laissant croire que c’est la rigueur du protocole qui emporte le succès, ces programmes occultent le vrai moteur du développement des enfants et de l’accompagnement des parents, la place que la société leur attribue.
Alors, il nous faut en parallèle développer la qualité professionnelle et conduire des évaluations des actions, non seulement sur la base de critères du "succès" obtenu sur tel-s ou tel-s indicateur-s unidimensionnel-s (mesure de tel ou tel résultat attribuable à l’action), mais également par la recherche interventionnelle et l’étude de processus portant sur le "comment" et le "pourquoi" notre travail complexe de promotion de la santé rencontre ou non les attentes et les besoins des enfants et des familles. Convoquons en ce sens la recherche, dans ses dimensions d'épidémiologie, de psychologie, de socio-anthropologie..., et n'oublions pas que des travaux encore trop méconnus (15) ont déjà contribué à éclairer l'apport original du dispositif de PMI à la pratique universaliste et humaniste de la prévention.
Appels de notes
1. R. Vasseur, P.Delion. Périodes sensibles dans le développement psychomoteur de l’enfant de 0 à 3 ans. Toulouse, éditions Erès 2011
2. Sur les limites méthodologiques de ces programmes, lire : Isabelle Nocus, Agnès Florin, Florence Lacroix, Aurélie Lainé et Philippe Guimard. Les effets de dispositifs de prévention des difficultés langagières dans des contextes monolingues et plurilingues. Enfance / Volume 2016 / Issue 01 / March 2016, pp 113-133
3. Pourtant la possibilité de répliquer de tels programmes et leurs résultats était discutée dans le précédent rapport de Terra Nova sur la petite enfance en 2014, p. 18 et 19 : ainsi "Certaines composantes du rendement élevé du programme Carolina Abecedarian ne seraient sans doute pas transposables : la qualité moyenne de l’accueil des jeunes enfants en France est sans doute supérieure à celle des structures qui composaient le groupe contrôle aux Etats-Unis dans les années 1970" (p.19).
4. Rapport où l'on pouvait déjà lire "Les structures d’accueil collectif concentrent aujourd’hui leurs efforts sur les aspects sanitaires, les garanties de sécurité, le développement psychomoteur, et la sociabilité de l’enfant. L’aspect éducatif est généralement considéré comme d’ordre secondaire." (p.25)
5. *C. Bouve, S. Rayna. Petite enfance et participation : une approche démocratique de l'accueil. Toulouse, Eres 2013
*Les chemins de l'apprentissage. (M. Rasse dir.). Revue Spirale n° 63, fév. 2013. Toulouse, Eres 2013
*P. Garnier, G. Brougère, S. Rayna, P. Rupin. A 2 ans, vivre dans un collectif d'enfants. Toulouse, Eres 2016
*Marie-Christine Choquet, Nadine Job-Hubert. L'art d'accueillir les bébés. Toulouse, Eres 2013
*M. David, D. Rapoport, S. Giampino. Accueillir. Toulouse, Erès 2015
*M. Garrigue Abgrall. Pour une éthique de l'accueil des bébés et de leurs parents. Toulouse, Eres 2015
*Les lieux d’accueil de la petite enfance sont-ils les maisons de la culture de demain ? (P. Bensoussan, M. Lathuilliere, G. Vegis dir.). Revue Spirale n° 70. Toulouse Eres, 2014
6. Ministère des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes. Cadre national pour l'accueil du jeune enfant. Mars 2017. Ce texte indique notamment qu'un "accueil de qualité doit respecter la spécificité du développement global et interactif du jeune enfant, dans une logique de prime éducation" ou encore que "L’art, la culture et les échanges interculturels permettent à l’enfant de construire sa place dans un monde qu’il découvre"
7. S. Giampino. Développement du jeune enfant, modes d'accueil, formation des professionnels. Ministère des familles, de l'enfance et des droits des femmes. Paris Documentation Française, 2016
8. Une très étayée critique méthodologique, empirique et socio-épistémologique de ces programmes evidence based en santé mentale est l'objet de l'ouvrage Santé mentale, santé publique Un pavé dans la mare des bonnes intentions, par Xavier Briffault, paru aux Presses Universitaires de Grenoble (2016)
9. On peut lire dans l'article présentant les résultats initiaux de la recherche et sous la plume de son auteur :"Ces enfants semblent utiliser leurs acquisitions de langage faites à la crèche dans des situations et des contextes appropriés. En effet, dans une situation où ces acquisitions ne sont pas sollicitées, requises ou pas attendues, ce qui est probablement le cas dans leur famille, les enfants ne les produisent pas." Zorman M et al. « Parler bambin » un programme de prévention du développement précoce du langage. ANAE n° 112-113 mai-juin 2011
10. Isabelle Nocus, Florence Lacroix, Aurélie Lainé, Agnès Florin, Philippe Guimard. Accompagnement et évaluation d’un dispositif d’aide au développement du langage dans les multi-accueils municipaux de la ville de Nantes. Centre de Recherche en Education de l'Université de Nantes. Oct 2016
11.Voir le rapport de S.Giampino mentionné en note 7, p.37 et suivantes
12. Op cit. Note 5
13. cf. note 8
14. Inspection générale des affaires sociales. Alain Lopez, Françoise Schaetzel, Marguerite Moleux et Claire Scotton. Les inégalités sociales de santé de l’enfance. Rapport RM2011-065P, mai 2011
15. C. Farnarier. Les dimensions sociales d'une politique de santé publique. Le cas des consultations de protection infantile. Thèse, Ecole des hautes études en sciences sociales. Sept 2009. 425 pages ; Cabinet Kurt-Salmon. Etude sur les consultations de protection infantile en Seine-Saint-Denis. 2016
Par Roland Gori, à lire dans Libération
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