Former des profs ou dresser des machines ?

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Face à la « dérive techniciste et scientiste » du projet de référentiel de compétences du CSEN (Conseil scientifique de l'éducation nationale), un ensemble de membres de la communauté enseignante rappelle l'importance d'une vision réflexive et plurielle de la formation des enseignants : « Nous ne voulons pas d’une école où les professeurs seraient réduits à des opérateurs d’une machine à apprendre. »

Face à la dérive techniciste et scientiste du projet de référentiel de compétences du CSEN, des membres de la communauté enseignante rappellent l'importance d'une vision réflexive et plurielle de la formation des enseignants. 

En mars dernier, une proposition de nouveau référentiel de compétences des enseignants par le conseil scientifique de l'éducation nationale (CSEN), organe consultatif créé en 2018 par Jean-Michel Blanquer, voit le jour et circule dans l'institution et dans les médias. Son auteur principal, Franck Ramus, présente cette proposition à l'Express comme une manière de remédier à une « composition et qualité de l’offre de formation » qualifiées de « très variables d'une académie à l'autre », car « fondées principalement sur [...] les préférences des enseignants-chercheurs et formateurs », implicitement renvoyées à des conceptions parfois fausses ou scientifiquement fragiles.

Nous, enseignants et enseignantes des INSPE, professeur·es du primaire et du secondaire, chercheuses et chercheurs de différentes disciplines, à l'université ou au CNRS, et membres de la communauté éducative, souhaitons par cette tribune réagir à cette proposition - sans préjuger de l'usage qui en sera fait politiquement. Ce qui en premier lieu nous inquiète, c'est que le référentiel impose sans le dire une approche exclusivement cognitivo-comportementale de l'apprentissage, évacuant tout autre modèle. Un exemple : il présente comme une vérité que les élèves apprennent et devraient apprendre « par récompense et punitions », ignorant des décennies d'expérimentation en pédagogies nouvelles qui ont pourtant permis d'apporter sur ces questions des conceptions un peu plus fines et humanisantes que celles inspirées du dressage animal. On pourrait multiplier les exemples, montrant comment cette proposition de référentiel nie la diversité des approches possibles de l'apprentissage, sur fond de confusion entre réalité et modèle d'explication.

Et puisque d'erreurs scientifiques il est aussi question dans ce référentiel, soulignons l'invocation, entre autres, des « facteurs génétiques » pour expliquer « les différences individuelles et leurs causes » (1.3.1, p 12). Répondant à ce genre d'affirmation, un certain nombre de chercheurs en génétique humaine et en neurobiologie avaient, dans une tribune publiée dans Le Monde et intitulée « Halte aux fake news génétiques », manifesté leur « inquiétude face au retour d’un discours pseudo-scientifique sujet à toutes sortes d’instrumentalisations ». C'est donc autant à une exigence de rigueur des recherches et du raisonnement scientifiques, que de fondement de la pédagogie sur les sciences, que nous en appelons ici.

En second lieu, nous contestons la vision purement technique qu'impose ce référentiel du métier, comme si être enseignant ne consistait qu'à appliquer efficacement des recettes qui marchent. Nous ne nions pas l'intérêt de faire connaître aux enseignant·es un certain nombre de pratiques, dont une certaine méthodologie aura montré l'efficacité sur le terrain. Mais faire passer tel ou tel enseignement de psycho-pédagogie pour une vérité « scientifique », « basée sur des preuves », c'est oublier que ce n'est pas parce qu'une pédagogie fonctionne ici ou là qu'elle est réplicable partout. D'abord, parce que les situations pédagogiques sont toujours singulières, en lien avec leurs territoires et leurs histoires. Ensuite, parce que mettant en relation des humains, elles comportent une dimension psychique non négligeable, dont une part essentielle d'engagement subjectif et de désir, côté enseignant comme élève.

Par ailleurs, cette vision positiviste du métier pose des problèmes éthiques, réduisant l'enseignement à une sorte de techno-science dont il n'y aurait qu'à déduire les « bonnes pratiques ». Si telle était l'éthique du métier, l'enseignant serait convié à s'absenter de toute réflexion, concrète et situationnelle, sur l'écart entre le terrain et sa mission, les valeurs qu'il transmet, la société et le monde dans lequel il transmet, la vision de l'humain qu'il cherche à faire advenir... Ce qui justement fonde la « liberté pédagogique », au-delà des critiques qui lui sont faites, c'est que l'éducation n'est pas une technique, mais une pratique, constamment ouverte à la réflexion collective, sociale et éthique : elle relève de l'éthique de la transmission plutôt que de l'efficacité et du fonctionnement. Comme c'est écrit dans le cadrage actuel de la formation des enseignants, l'enseignant est un « praticien réflexif », qui questionne et modifie ses pratiques à partir de la situation.

Or, l'éthique de la transmission se transmet... à condition de mettre au programme de la formation des enseignants, non seulement de la psycho-pédagogie, mais de l'histoire, de la philosophie et de la sociologie de l'éducation. En imposant un modèle unique d'explication de l'apprentissage, le référentiel fait l'impasse sur toute forme de recul socio-historique, comme de questionnement philosophique au sujet des finalités et des valeurs de l'école, allant même jusqu'à supprimer les mots de liberté, égalité et fraternité, ainsi que le terme de laïcité. En revanche, l'efficacité est partout. Mais quelle efficacité ? Qu'est-ce que faire « réussir les élèves » ? Quel humain veut former l'école ? Pour quelle société ? Des questions comme celles-ci se poseront toujours, quel que soit l'éclairage qu'un modèle scientifique ou un autre apporteront sur la manière dont l'enfant apprend. Car la mission de l'école n'est pas de former des robots efficaces et performants, capables de répondre aux impératifs compétitifs du marché, mais des citoyens pensant le monde, sa finitude, ses défis, et se sentant responsables de son avenir.

Ce texte n’est pas un simple référentiel ; c’est un projet de société. Et il faut le dire clairement : nous ne voulons pas d’une école où les professeurs seraient réduits à des opérateurs d’une machine à apprendre. Dans le contexte du développement de l'intelligence artificielle générative, qui menace la formation de l'intelligence humaine, ce référentiel de compétences est particulièrement inapproprié. Évacuer de la formation des enseignants toute forme de pensée véritablement réflexive, ancrée dans la longue durée et la connaissance du passé, ainsi que dans l'expérience vécue, singulière, relève au pire d'un projet mortifère, au mieux d'une naïveté coupable. Espérons qu'il reste au fond d'un tiroir ! Les défis écologiques et sociaux nécessitent des approches humbles, ouvertes, fines, sensibles, créatives. Nous voulons une école vivante, exigeante, démocratique. Et nous avons besoin de professeurs libres, formés, critiques, capables d’agir en conscience dans un monde qu’ils contribuent à transformer.

Par Roland Gori, à lire dans Libération