Hongrie : la dissidence des philosophes

Barbara Cassin, Mathieu Potte-Bonneville (philosophes), Françoise Balibar (physicienne), Collège International de Philosophie.

Une tribune parue dans le journal Libération.

Inquiétant symptôme, l’actuelle chasse aux sorcières contre les philosophes hongrois exige une mobilisation européenne.

Ces derniers mois, alors que la Hongrie assure la Présidence de l’Union Européenne, la promulgation par le gouvernement de Viktor Orbán d’une « loi sur les médias » instaurant un pouvoir discrétionnaire sur l’opinion a suscité une large indignation internationale. La dénonciation du triste spectacle donné par l’Union, incapable de contraindre l’un de ses membres au respect de ses principes fondateurs, s’est parfois teintée de condescendance à l’égard de ces « nouveaux entrants », formule qui semble porter un peu trop facilement leurs errances au compte d’une sorte de péché de jeunesse, ou de marginalité européenne. Ce serait oublier que depuis le siècle des Lumières, une part du sens et du destin de l’Europe se joue dans le sort réservé à la Mitteleuropa.

Le lundi 14 mars à 20h30, le CIPh, l’Odéon-Théâtre de l’Europe et le quotidien Libération organisent une rencontre exceptionnelle avec la philosophe Agnes Heller, dans la grande salle du

théâtre. Elle y dialoguera avec Vincent Peillon, Gianni Vattimo et les journalistes de Libération.

 

Ce serait négliger, aussi, que cette loi inique fait corps en Hongrie avec une vaste entreprise detransformation des structures démocratiques visant à éroder les garde-fous de l’Etat de droit, et avec une offensive non moins violente de stigmatisation et d’intimidation des adversaires de l’actuel pouvoir. Admirateur de Silvio Berlusconi, Viktor Orbán s’arroge autant de libertés avec la Constitution (il a fait procéder à plus de dix révisions en un an, dépossédant le tribunal constitutionnel de ses droits et restreignant le principe de séparation des pouvoirs), qu’il fait preuve de tolérance à l’égard de la presse d’extrême-droite, lorsque celle-ci vilipende en termes crus l’homosexualité et les origines juives du directeur du Théâtre National de Budapest. aménagements techniques, le respect des normes de l’Union et la chasse à tout ce qui, dans la société, entend se soustraire au consensus obligé, à commencer par la liberté d’expression et de recherche. philosophie était un divertissement inoffensif, ses ennemis ne mettraient pas un tel acharnement à la faire taire : puissions-nous, alors, ne pas les décevoir et leur répondre en étant nombreux, lundi, à apporter notre soutien aux philosophes hongrois.

Depuis le début de l’année, cette tentative de mise au pas connaît un nouveau tournant. A peu d’intervalle, le nouveau directeur de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences a renvoyé quatre de ses collègues et dénoncé l’incompétence de quinze autres, cependant que le journal « Nation hongroise », voix du gouvernement, attaquait plusieurs philosophes pour avoir bénéficié de « financements illicites », soupçonnant à travers eux l’influence d’un « cercle libéral », manière (transparente pour le public hongrois) de réactiver l’antisémitisme envers les intellectuels juifs cosmopolites. Relayée par d’autres médias et télévisions, parfois directement possédés par Orbán, cette campagne virulente s’est prolongée par l’ouverture de plusieurs enquêtes judiciaires – et ce, bien que la fausseté des principaux points d’accusation soit déjà avérée, et que les conditions d’attribution des subventions incriminées soient publiquement connues, conformes à toutes les normes internationales en vigueur, tant scientifiques qu’administratives. C’est que l’objectif est ailleurs : face à une opinion publique traumatisée par les effets brutaux de la crise financière, faire de la pratique de la philosophie une suspecte idéale, aussi dispendieuse qu’anti-nationale ; réduire au silence ou rendre inaudibles des personnalités dont le prestige intellectuel, l’ampleur des travaux et la rigueur morale pourraient menacer l’instauration d’un pouvoir sans partage.

Parmi ces personnalités, la philosophe Agnes Heller est la principale cible des attaques gouvernementales. Peu connue du public français, mais auteure d’une oeuvre considérable, Agnes Heller est à 81 ans bien plus qu’un témoin du siècle : une figure de la dissidence dans ce que l’on nommait autrefois l’Europe de l’Est. Celle qui occupa un temps à New York la chaire de Hannah Arendt développa, sur la base d’un marxisme critique, une pensée aussi soucieuse de transformation sociale que de liberté individuelle. Cette indocilité lui valut hier d’être persécutée par le pouvoir communiste après le Printemps de Prague ; elle lui vaut aujourd’hui d’être de nouveau mise en cause, en des termes rappelant de manière troublante une époque que l’on croyait révolue. Au-delà de la simple survivance de moeurs autoritaires, les attaques dont sont aujourd’hui l’objet Agnes Heller et d’autres philosophes portent à s’inquiéter d’un phénomène neuf : l’apparition en Europe de régimes nationalistes dont les pratiques gouvernementales concilient, via quelques

La vigilance quant au sort réservé aux philosophes hongrois n’est pas seulement une exigence éthique : elle vaut comme analyseur politique. En invitant Agnes Heller à Paris, en organisant sa rencontre avec des philosophes et députés européens de différents bords, le Collège International de Philosophie entend contribuer à la mobilisation dont témoignent, dans d’autres pays, les déclarations de Jürgen Habermas ou la lettre ouverte de l’American Philosophical Association. Si la philosophie était un divertissement inoffensif, ses ennemis ne mettraient pas un tel acharnement à la faire taire : puissions-nous, alors, ne pas les décevoir et leur répondre en étant nombreux, lundi, à apporter notre soutien aux philosophes hongrois.

 

 

 

 

Le lundi 14 mars à 20h30, le CIPh, l’Odéon-Théâtre de l’Europe et le quotidien Libération organisent une rencontre exceptionnelle avec la philosophe Agnes Heller, dans la grande salle du théâtre. Elle y dialoguera avec Vincent Peillon, Gianni Vattimo et les journalistes de Libération

Par Roland Gori, à lire dans Libération