Intervention de Roland Gori au colloque "Nos enfants ne nous font pas peur, mais le sort qu’on leur réserve nous inquiète", Sénat, 9 mai 2011

Roland Gori était invité à intervenir au nom du collectif Pasde0deconduite au colloque organisé au Sénat le 9 mai 2011 par le groupe Communiste Républicain Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche, intitulé "Nos enfants ne nous font pas peur, mais le sort qu’on leur réserve nous inquiète".

Texte consultable également ici.

ROLAND GORI1

 

MANIFESTE POUR UNE PRÉVENTION PRÉVENANTE EN FAVEUR DE LA PETITE ENFANCE

 

 

 

 

Je remercie Nicole Borvo Cohen-Seat, Brigitte Gonthier-Maurin et Isabelle Pasquet pour m’avoir invité à participer à ce colloque au titre si admirable et si pertinent.

qui risqueraient de produire et de fabriquer ce qu’elles étaient censées éviter, véritables prophéties autoréalisatrices. C’est ce Manifeste pour une « prévention prévenante », qui s’oppose point par point à la prévention sécuritaire des réformes actuelles, que défend Pas de 0 de conduite.

Dans une note de travail écrite en 1933 - date fatidique pour l’Allemagne et pour l’Europe -, note dans laquelle il évoque « le levain de l’inachevé », Walter Benjamin déclare : « Il y a une chose que peut l’adulte : marcher, mais une autre qu’il ne peut plus : apprendre à marcher. »

C’est cet élan, ce potentiel qui fait de l’enfant un avenir, un avenir que nous ne saurions envisager à reculons, par des prédictions abusives

C’est donc en partie au moins, du Manifeste qui doit être publié à la fin du mois que je m’inspirerai ici. Comme vous le savez, notre collectif Pas de 0 de conduite a été créé en 2006 par des professionnels et des citoyens qui refusaient les concepts, les méthodes et les conclusions de l’expertise INSERM sur « les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent » (septembre 2005) comme pathologie prédictive de la délinquance, trouble du comportement à traquer, à dépister, à éradiquer par des techniques de rééducation et des traitements psychotropes. Avec ses 200 000 signataires et fort des 50 organismes qui le composent,Pas de 0 de conduite a obtenu le retrait de l’article de la loi sur la prévention de la délinquance, qui préconisait le dépistage des enfants turbulents dès l’âge de 36 mois. Au passage cette expertise controversée par les praticiens, les chercheurs et « épinglée » par le Comité Consultatif National d’Ethique que nous avions saisi, au passage cette expertise tendait à biologiser les souffrances psychiques et sociales, à naturaliser les déviances sociales, à prescrire la recomposition des métiers du soin et de l’éducation dans un sens plus sécuritaire, tendant à faire des professionnels les instruments d’un Pouvoir qui traite l’homme en instrument. Cette expertise s’inscrit dans la logique des dispositifs de santé mentale qui tendent aujourd’hui, au nom de la « gestion des risques » à n’aborder les souffrances psychiques et sociales que sous l’angle de la « dangerosité » ou de la « récidive ». Dans le dernier rapport Benisti, la citation mise en exergue est la suivante « "Ne tardez pas à vous occuper des jeunes, sinon ils ne vont pas tarder à s'occuper de vous". Saint Jean BOSCO2». Logique génétiquement sécuritaire qui conduit à renouer avec faits divers sont exploités et mis en scène par les medias pour justifier les lois les plus sécuritaires, montrer qu’elles sont les réponses les mieux adaptées aux problèmes de la vie ordinaire. Là est l’imposture. Là est la confusion entre l’autorité et le pouvoir. Une autre est celle du choix des experts et des savoirs transformés en magasins en libre-service dans lesquels le politique fait son marché pour justifier le bien-fondé de ses projets de loi et trouver la légitimité, l’autorité du pouvoir mis à mal dans une société « où le corps social perd doucement son avenir », comment disait Paul Valéry. Avec pugnacité, le Pouvoir actuel s’appuie sur les approches réductrices et déterministes de la vie des enfants pour persévérer dans ses logiques de contrôle social, de normalisation des comportements et de stigmatisation des cultures, infiltrant les projets divers et variés, « États la psychiatrie du XIXe siècle, positiviste et sécuritaire, chargée de dire « comment le criminel ressemblait à son crime avant même de l’avoir commis. » (Michel Foucault). Dans nos « démocraties d’opinion », « démocraties d’audimat » les généraux de l’enfance fragilisée », « Rapport sur la prévention de la délinquance des jeunes », rapport de M. Bockel ou de M. Benisti. Sous divers vernis pseudo-scientifiques agrémentés d’une psychologie de bénitier, se parant d’experts triés sur le volet des idéologies, ces projets confondent souvent prévention et prédiction, anomalie et pathologie, loi et norme, conformisation et engagement, soumission et responsabilité, autorité et contrainte. Et en se référant souvent à des expertises qui prennent appui sur la neurobiologie des comportements, sur leurs déterminations génétiques, sur leur rééducation technique ou chimique, ces rapports disculpent la part de la société dans la fabrique des symptômes. C’est du bio-pouvoir. C’est bien souvent en référence à des concepts et à des expériences nordaméricaines que les différents rapports et programmes prônent des pratiques de prévention essentiellement sécuritaires. C’est davantage une vidéosurveillance des enfants et une pharmacovigilance de leurs comportements qui est prôné qu’un véritable soin ou une authentique prévention. On invoque l’efficacité et la validité scientifique de tels programmes, de leurs méthodes et de leurs concepts, mais c’est sur cette base-là que les professionnels de Pas de 0 de conduite avaient dénoncé les « biais méthodologiques » de l’expertise de 2005, cette manière de confondre les critères médicaux, psychologiques, moraux ou culturels. Pour exemple quel sens a un item comme « indice de moralité « bas » » ou un autre « absence de remords », « froideur affective », pour poser un diagnostic chez un enfant de moins de deux ans. Comment peut-on parler d’« agression » ou de « vol » entre deux enfants de 9 mois qui rampent l’un vers l’autre ? Que signifie pour ces enfants d’avoir à acquérir des « habiletés sociales » ou à acquérir des « capacités d’autorégulation », de « self control », ou de comportements prosociaux » ? Si ce n’est de promouvoir une certaine conception anthropologique de l’humain et de la civilisation techno-économique des moeurs que l’on trouve aussi dans le rapport Bockel qui préconise le « coaching familial ». L’homme devient cet «entrepreneur de lui-même », micro-entreprise auto-gérée depuis le plus jeune âge et ouverte à la concurrence et à la compétition sur le marché des jouissances existentielles. Quitte à ce que les professionnels de la petite enfance se voient transformés en « coachs » chargés d’améliorer le taux de rentabilité comportementale des individus les plus jeunes. Il n’y a pas d’Immaculée conception des savoirs et des pratiques, et celles, et ceux qui choisissent les rapports actuels pour préparer frénétiquement des  projets de lois pour les jeunes, pour les plus jeunes, participent de choix idéologiques, de visions métaphysiques du social et du psychique. politiques de sécurité », là comme ailleurs dans la santé, la justice ou l’éducation, sont installées au moment même où l’État se dessaisit de ses responsabilités, de son autorité, de son rôle de régulateur social en se convertissant aux valeurs du « marché » et transforme les services publics par une civilisation néolibérale des moeurs. C’est-à-dire marchés économiques et idéologiquesse mettent en place, appuyés par  une frénésie législative qui ajoute tous les 6 mois un pas supplémentaire à une politique sécuritaire qui tend vainement à combler levide démocratiqueet le délitement du lien social que notre culture a créé. Cette politique explique le constat de notre collectifPas de 0 de conduite quant  au paradoxe d’aujourd’hui : « Toute licence pour les marchands d’excitants et le bâton pour les excités », comme disait Philippe Meirieu.Pas de 0 de conduite invite par son Manifeste à une prévention prévenante et propose des dispositifs pour la réaliser.acquisition comportementale sans inscription psychique réelle produit  autant une suradaptation qu’une déviance sociale. Une adaptation forcée  des comportements moraux sans loi morale, comme le remarquait Walter Benjamin conduit à un échec, constitue un oxymore, comparable à la fameuse expression « sanction éducative » où chacun des deux termes tend à désavouer l’autre. Impasse d’autant plus grande que l’on élargit toujours plus le « périmètre » des actes de délinquance et qu’au nom d’une « objectivité d’eunuque », l’on prétend en même temps, n’est plus ce processus interminable par lequel on construit « l’humanité dans l’homme », démocratie interminable, mais une démocratie terminée où se rassemblent des comportements conformes, à distance de cette humanité dont Jaurès disait : « L’humanité n’existe pas encore ou alors à peine ».  est déjà une maladie, la singularité une suspicion., traités par des  « managers » de l’insécurité, des techniciens du risque et du droit , des spécialistes des catastrophes dont le sujet serait en permanence suspecté d’être le lieu et l’agent. Une telle conception de la prévention, du soin, de l’éducation ou de la justice, loin de nous faire retrouver le « monde commun » qui relie et sépare les individus, comme l’évoque Hannah Arendt, une telle conception loin de nous faire retrouver « le monde que nous avons en commun », son capital matériel autant que symbolique, contribue à nous le faire perdre. La judiciarisation de la vie commune, en faisant entrer le judiciaire dans l’espace des moeurs, étend l’empire des normes sans renforcer l’autorité de la loi, bien au contraire. Ces trois métiers impossibles selon Freud que sont « éduquer, gouverner et psychanalyser » ne requièrent pas l’automaticité de masse galopante du système technicien, mais le travail de l’artisan qui sait tirer parti du hasard, de la contingence et des difficultés qu’il rencontre dansson oeuvre. C’est pour cela que je suis arrivé à admettre, après une longue carrière d’universitaire et de soignant, que les questions du soin, de la prévention et de l’éducation étaient éminemment politiques. terrorisme mis en scène tous les jours, autorise que « l’état d’exception devienne la règle. » Si les « campagnes d’épouvante » menées pour la grippe H1N1, les délinquants pédophiles, les schizophrènes dangereux, les entreprises désespérées et criminelles du terrorisme bénéficient tous les jours d’une mise en scène propice aux industries du risque et aux politiques de la peur, rien ne vient nous garantir, mais bien plutôt le contraire, qu’elle parvienne à restaurer la démocratie, son autorité et sa vocation culturelle. Comment ne pas conclure sur cet « humour noir » de « la fille sans qualités », adolescente désespérée du roman de Julie Zeh : « Quand je serai grande, je serai génocideuse, comme ça, je serai dans les sciences exactes, tout en suivant ma conception morale. Je me spécialiserai dans les épurations éthiques. »

A distance des intrusions précoces et féroces qui risquent de soumettre et d’adapter sans rendre responsables, où comme l’écrivait Walter Benjamin « le sobre concept du devoir menace de se perdre. »,

Je voudrais conclure à partir de cette phrase du pédiatre et psychanalyste anglais Donald Winnicott : « Ni la démocratie, ni la maturité ne peuvent être inculquées à une société ». Alors donnons à tous les moyens pour chacun d’apprendre à marcher, à marcher comme savent à leur rythme le faire les enfants dès lors que l’on n’a pas trop parsemé leur chemin d’embûches sociales, idéologiques, familiales ou biologiques, en les obligeant à vivre au-dessus de leurs moyens. En quoi d’ailleurs une

Nous ne voulons pas une prévention précoce, pas davantage une santé mentale ou éducative, ou encore une justice pour mineurs, qui soient expéditives, de masse, normalisées et standardisées dans leurs pratiques pour la prise en charge de « populations à risques » au sein desquelles le sujet singulier autant que collectif se trouve réduit à un « segment de population », hors de tout contexte, de toute histoire, de toutes significations sociales ou subjectives, au sein desquelles l’anomalie

En matière de santé, d’éducation et de prévention, il nous faut méditer cette question posée de l’autre côté du Rhin par l’écrivain Julie Zeh : « Peut-on préserver un système de valeurs en l’abolissant ? » Peut-on préserver les valeurs en mettant en oeuvre des moyens qui lesdésavouent ? En faisant en sorte que l’insécurité, cette forme mineure de

1 Psychanalyste, Professeur émérite des Universités, dernier ouvrage paru De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Denoël, 2010.

2 Rapport de Jacques-Alain Benisti, 2010, p. 13 http://www.parent62.org/wpcontent/uploads/2011/02/rapport_mission_prevention_de_la_delinquance_ja_benisti_.pdf

 

 

Par Roland Gori, à lire dans Libération