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«Nous sommes à la fois terriblement seuls et totalement surveillés. Tous interconnectés et affreusement isolés comme professionnels, délégitimés et placés dans la permanente obligation de “remplir nos objectifs”». Par Roland Gori, psychanalyste, et Evelyne Sire-Marin, magistrate.
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Comment en ces temps électoraux redonner confiance à des femmes et des hommes chez qui l’angoisse de l’avenir a remplacé l’espoir du lendemain? Comment refonder une République garantissant la séparation des pouvoirs politiques au sommet de l’État sans réaliser la même réforme au niveau des champs professionnels? A la suite de Jaurès, nous pensons qu’il ne saurait y avoir d’émancipation sociale et politique sans émancipation culturelle. C’est sur le modèle d’un humain «en miettes», fragmenté, isolé des autres, instrumentalisé, rationalisé et technique, que les nouvelles formes de l’évaluation modèlent et recomposent aujourd’hui les professions du lien social.
Cette manière de penser le monde participe d’une véritable civilisation de l’ultralibéralisme et produit une culture de la résignation, une morale collective qui ne croit plus, ni à l’éducation, ni au soin, ni au caractère rédempteur de la sanction. Nous sommes à la fois terriblement seuls et totalement surveillés. Tous interconnectés et affreusement isolés comme professionnels, délégitimés et placés dans la permanente obligation de «remplir nos objectifs». Ainsi les magistrats se sont-ils vus récemment interrogés par leur hiérarchie, lors de leur notation, sur leurs «objectifs». Mais quel peut être «l'objectif» d'un juge d'instruction, sinon celui d'instruire à charge et à décharge, comme le dit la loi? Quel peut être l'objectif d'un juge des enfants, sinon celui de protéger l'enfance en danger? Quel peut être l’objectif d’un médecin si ce n’est celui de soigner, d’un chercheur si ce n’est de chercher, d’un enseignant si ce n’est d’enseigner?
Pour parvenir à une véritable prolétarisation des esprits autant que des services, le pouvoir a mis en place une politique du chiffre et de l'évaluation à l’image de celle qui œuvre au sein des agences de notation du capitalisme financier. De la maternelle à l’université, des services sociaux aux hôpitaux, des secteurs de l’information à ceux de l’éducation et de la culture, des tribunaux aux services de police, un dispositif, qui confond valeur et notation, qui ne s’intéresse aux moyens que pour mieux ignorer les fins, qui ôte aux professionnels leurs savoir faire et détruit la dimension humaine et spécifique de leurs métiers. La pensée et la décision du travailleur se trouvent confisquées par les procédures. C’est la définition même que Marx donne du prolétaire: l’ouvrier est devenu un prolétaire quand son savoir et son savoir-faire sont passés dans la machine. Prenons l’exemple de la justice.
Dans la justice, la pression de la statistique influe profondément sur les pratiques judiciaires. Il faut gérer les flux et les stocks pénaux, comme le démontre l'excellent livre de la Ligue des droits de l’homme Comparutions immédiates, quelle justice? (1). L'orientation des procédures par le parquet vers cette justice instantanée détermine la nature et la sévérité de la décision: le tiers des détentions provisoires et la quasi-totalité des incarcérations à l'audience sur mandat de dépot sont ordonnées en comparutions immédiates. C'est le règne du «temps réel» sur la justice et sur la police. Le temps judiciaire, celui de l'enquête, de l'instruction et du délibéré est aboli. Seul le présent compte car il faut donner une réponse imminente à toute infraction. La justice nage désormais dans le temps du poisson rouge, qui tourne en rond dans son bocal, sans présent ni avenir. Un vol vient de se commettre, on place en garde à vue le suspect, et les juges n'ont qu'une enquête policière de 48 heures pour le dire coupable ou innocent. La victime est sèchement convoquée à l'audience du lendemain, où elle ne peut souvent pas venir, où elle n'a pas le temps de rassembler les preuves de son préjudice.
Justice incompréhensible, inaudible, mais qui ne nécessite que 20 minutes par affaire, et transforme les tribunaux en chaînes de production judiciaires.
Comme pour la police, à laquelle on ne demande plus de prévenir la délinquance ni d'enquêter sur le crime organisé, mais seulement de faire du chiffre, la fonction même de juger est asphyxiée par ces «états d'instabilité permanente», cette dictature de l'urgence dont Hannah Arendt faisait la marque des systèmes totalitaires. Traitement immédiat des informations, lesquelles n’ont de valeur qu’au moment où elles émergent, pour une administration «sécuritaire» des masses, voilà le modèle qui s’impose aujourd’hui à toutes les professions du lien social. Et comme pour la police, l'illusion magique de la technique leurre l'indépendance des juges. Téléphonie, ADN, vidéo-surveillance, expertises psychologiques, remplacent l'examen contradictoire des preuves, tout en cachant l'essort fantastique du marché de la surveillance et les bénéfices des laboratoires privés, opérateurs de téléphonie et autres fabriquants de bracelets électroniques.
Il faut réencastrer dans la République les contre-pouvoirs, les tiers pouvoirs que sont les savoirs et l'indépendance des professionnels du vivre-ensemble, ceux de la santé, du social, de l’éducation, de la culture et de la justice. Il faut réhabiliter ces «corps intermédiaires» dont Hannah Arendt avait montré qu’ils étaient la cible privilégiée de la «tyrannie». Faute de quoi la démocratie continuerait à être confisquée par la technocratie, ne laissant plus au citoyen dé-subjectivé et dépolitisé que les consolations de la «société du spectacle» et les illusions de la «démocratie d’opinion».
(1) Publié par la Ligue des droits de l'homme de Toulouse, aux éditions Erès, ce livre résume les observations édifiantes de 47 citoyens, qui, pendant 6 mois, ont assisté à 543 affaires pénales à Toulouse.
Par Roland Gori, à lire dans Libération
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