L'hôpital en réanimation

Ouvrage dirigé par Bertrand Mas, Frédéric Pierru, Nicole Smolski et Richard Torielli.

Parution le 15 novembre, présentation le 9 novembre à l'HEGP.

« Pour résumer, on sait aujourd’hui qu’il n’est pas possible de gérer une administration comme une entreprise. Tous les constats convergent : la gestion publique n’est pas fongible dans les règles de la gestion privée, la plus-value de l’administration ne se mesure pas à la même aune que celle du profit privé, les agents publics ne sont pas principalement motivés par les différences de rémunérations, l’esprit d’équipe et les valeurs s’effritent dans les administrations lors de la mise en place de l’individualisation. Mais force est de constater que, malgré la récurrence de ces bilans assez négatifs, l’idéologie du New Public Management continue à susciter ici ou là des réformes du même type que celles qui ont échoué ailleurs. »

(Annie Chemla – Lafay)

 

Des praticiens et des chercheurs croisent leurs diagnostics et leurs pronostics

 

Les politiques publiques nationales et européennes ont créé les conditions de la privatisation et de la libéralisation de notre système de santé solidaire. Dans une opacité totale, sans que jamais le débat démocratique ne puisse véritablement s’emparer de ce sujet crucial et offrir un choix clair aux citoyens. Ce déni de démocratie est la marque de fabrique des récentes réformes (financement des hôpitaux, Loi HPST) et il est aujourd’hui à l’origine d’une spirale de défiance qui abime les relations entre les soignants, certains administratifs et les patients. Or, sans confiance il n’est point de médecine efficace et solidaire au service de tous.

 

Qui sait que les décisions administratives au sein des hôpitaux sont désormais motivées par la rentabilité forcenée, la mise en concurrence acharnée et la conquête de parts de marché ? Qui sait qu’aujourd’hui le médecin qui vous prend en charge ne vous soigne plus seulement en conscience, et a perdu une part de son autonomie, de son indépendance et de son libre arbitre. Une analyse attentive des réformes démontre que la conversion du monde de l’hôpital aux valeurs mercantiles est le fruit d’une volonté délibérée et d’une impulsion programmatique d’une technocratie gestionnaire et des lobbies assurantiels et industriels. Ces évolutions progressives et insidieuses, ont été difficiles à dénoncer par les professionnels accaparés par leur activité quotidienne auprès des malades, et non équipés pour comprendre et faire barrage à cette offensive du marché et de l’État, lesquels avaient scellé de longue date un pacte inavoué consacrant la dissolution de l’Hôpital Public.

 

Nous portons l’ambition de proposer une vision différente et un projet à contre-courant de la pensée dominante : rétablir l’autonomie et la prééminence des professionnels et des intellectuels en lieu et place des « experts » ; proclamer que la santé n’est pas un bien de consommation ; défendre une recherche médicale et une formation médicale continue indépendantes. ; affirmer que les valeurs professionnelles d’éthique et de déontologie sont porteuses d’avenir pour nos métiers, et sont au fondement de la relation de confiance qui nous lie aux patients ; redonner su sens au travail d’équipe serein, davantage vecteur d’efficience que les coûteuses politiques de l’évaluation et de l’enfermement dans des normes élaborées en dehors. Nous sommes mus par la conviction forte qu’il existe une place pour un Hôpital Public d’excellence dans notre société, qui doit être étendue, investir de nouveaux champs d’activité, en particulier la médecine de proximité.

Une nouvelle ambition pour l’Hôpital Public : un Hôpital réformé, instrument de lutte contre les déserts médicaux, s’appuyant sur de nouveaux modes de gouvernance locale et régionale, ouvert sur son environnement, modèle de démocratie sanitaire.

 

 

Des réformes contre le service public ? L’hôpital public anesthésié par la pharmacopée réformatrice

 

Section I : La grande transformation néolibérale de l’hôpital

 

 

Les réformateur sont enclins à placer le débat à un niveau de généralité si élevé qu’il devient impossible d’infirmer leurs préconisations (grâce à l’emploi de mots-valises à peu près vides de sens tels que « qualité », « performance », « efficience », « gouvernance », « régulation », etc.), ou à un niveau si localisé que l’on perd de vue la logique politique d’ensemble de leur projet. C’est l’analyse patiente de l’arbitraire des structures idéologiques, institutionnelles, juridiques, instrumentales avec lesquelles les soignants doivent composer dans leur pratique quotidienne que ces réformes vont perdre leur caractère de nécessité et d’inéluctabilité et vont être marquées comme le produit d’une rationalité politique originale et historiquement datée (le néo-libéralisme). Le programme d’assimilation de la gestion publique à la gestion privée (le New Public Management), promue par des intérêts (les assureurs notamment), après construction d’une réalité financière (le « trou de la Sécu », les déficits des établissements) permet de légitimer in fine les mesures impopulaires (fermeture, fusions, reconversions d’établissements, suppressions d’emplois, etc.).

 

Chapitre 1 - Une petite histoire de l’hôpital : de la logique compassionnelle à la logique économique. François Danet.

L’Hôpital public, une institution aussi ancienne que notre vieux pays, n’a cessé de rajeunir au fil des ans : de l’Hospice compassionnel lieu d’accueil de toutes les misères, à la construction du savoir médical, « de l’Hôtel-Dieu à l’Hôpital Européen Georges Pompidou » l’hôpital a accompagné toutes les évolutions de notre histoire. Aujourd’hui, le respect des logiques compassionnelles, sociales, cliniques et scientifiques doit assurer son avenir, que l’oxymore hôpital-entreprise ne doit pas nous faire oublier.

 

Chapitre 2 - La rationalité néolibérale à l’assaut des services publics . Christian Laval.

 

Le néolibéralisme n’est pas un libéralisme poussé à l’extrême, mais une logique d’ensemble qui transforme toutes les institutions et tous les champs sociaux. La rationalité néo-libérale s’accompagne d’un contrôle étatique étendu pour mieux libéraliser, et la Loi HPST est une excellente illustration de cet encadrement fort étatique, dont chaque soignant constate les effets pervers sa pratique hospitalière.

 

Chapitre 3 - New Public Management made in France. Philippe Bezes.

 

Ensemble d’idées, d’instruments et de pratiques d’origine anglo-saxonne, la « nouvelle gestion publique » accompagnée d’outils de contrôle de l’administration, s’est fortement développée grâce au nouveau cadre budgétaire de la LOLF et influence, certaines des mesures adoptées dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) depuis 2007. Si l’objectif est les économies budgétaires et la réduction du secteur étatique, elle nécessite une augmentation des activités de contrôle et de bureaucratie : davantage de procédures, de règles, d’instruments de mesure des résultats et des performances … Et qui contrôlera les contrôleurs ?



Chapitre 4 : Le patronat prend de l’assurance. Frédéric Pierru.

 

La grande transformation néolibérale de l’hôpital n’est ni le résultat d’une « nécessité » économique ni la consécration des « idées vraies » du néo-management : des intérêts économiques, sociaux et politiques sont à l’ouvrage, en raison d’enjeux financiers colossaux : l’Assurance maladie, deuxième poste des dépenses sociales après les retraites, représente 174 milliards d’euros. Ces masses financières énormes ont pour « défaut » de ne générer aucun profit puisqu’elles transitent par les caisses de Sécurité sociale. Il leur faut donc capter une partie de cette manne contre l’attachement massif de la population à la Sécurité sociale et singulièrement à l’Assurance maladie et à l’hôpital. Épicentre de cette offensive contre la Sécurité sociale, le patronat déploie ses efforts et ses investissements tous azimuts : médias, haute fonction publique, monde politique. Le foyer de « la réforme » est bien patronal, assurantiel plus précisément.

 

 

Chapitre 5 - Agences de santé et consultants dans les hôpitaux : gouverner sans en avoir l’air. Nicolas Belorgey.

 

Avec la RGPP et sa déclinaison sanitaire qu’est la loi HPST, les cabinets de conseil se sont ouverts en grand les marchés de la réforme de l’État, en amont comme en aval. Les cabinets de conseil, envoyés par des agences d’État sont là pour aider les établissements via un discours que nul ne saurait contester : celui de la « qualité » et des soins optimaux au moindre coût, et légitimer les contraintes dues à l’accroissement de la productivité des actes de soins? C’est le rôle confié aux agences et aux consultants que d’amener à intérioriser cette vision gestionnaire, restrictive, de la qualité au risque de générer une mauvaise conscience chez des soignants qui verraient leurs valeurs fondamentales écornées…

 

Chapitre 6 – Hospital Inc. ou l’hôpital au pays des soviets ? Frédéric Pierru

 

Le néolibéralisme ne saurait en aucune façon être assimilé au « moins d’État ». Il est au contraire une rationalité politique originale qui confère à l’État, la mission de généraliser les relations concurrentielles et la forme entrepreneuriale, y compris et surtout au sein de la sphère publique. L’État néolibéral est un État très actif, mais d’une façon très différente de l’Etat de l’après-guerre. Dès lors, il n’y a aucune contradiction, à assister concomitamment à une dynamique d’étatisation et de centralisation de la gestion de l’hôpital, arraché à son ancrage communal, et à la mise en marché de ce dernier, à grand coup d’instruments de gestion et de règles juridiques.

 

Chapitre 7 - La « gouvernance » Canada dry ou la reprise en main de l’hôpital par une nouvelle bureaucratie gestionnaire. Jean-Paul Domin.

La concurrence dictée par l’Etat entre hôpitaux et cliniques, somme les hôpitaux de se transformer en entreprises de soins, et d’appréhender leur environnement sous l’angle d’accroissement de parts de marché ou, à l’inverse, de menaces qui nécessitent de passer des « alliances » (fusions, acquisitions, partenariats public-privé, etc.). La « corporatization » des hôpitaux, véritable mode managériale dans les pays développés, qui consiste à appliquer les règles de la gouvernance d’entreprise aux établissements de santé, se traduit alors par l’affirmation des pouvoirs d’un « patron » aux dépens des élus locaux, des syndicats de personnels et, surtout, des médecins. Là encore, ne nous y trompons pas : loin de « débureaucratiser » l’hôpital, l’affirmation du néolibéralisme dans le secteur se traduit par la montée en puissance d’une nouvelle bureaucratie, néolibérale ou gestionnaire, qui s’immisce dans les affaires et les pratiques de la médecine.

 

Chapitre 8 - Les agences régionales de santé : une bonne idée au service d’une mauvaise politique. Frédéric Pierru



Depuis les années 1990, l’administration de la santé n’a de cesse de regrouper ses forces, de renouveler ses moyens et instruments d’actions, d’affirmer son emprise sur les hôpitaux. Le secteur de la santé est travaillé par un processus d’intégration centripète qui fait émerger des cartels d’établissements et des administrations imposantes. La loi HPST a ainsi précipité la réalisation d’une idée ancienne, la création d’agences régionales de santé, fusionnant, au niveau régional, des segments administratifs jusqu’alors dispersés et, par conséquent, relativement faibles. Décidément, à l’heure néo-libérale, Big is Beautiful.



Section 2 : L’hémiplégie de la pensée comptable

 

Chapitre 1 - Le déficit : obstacle financier ou problème politique ? Julien Duval

 

Le débat public sur la Sécurité sociale semble devoir se réduire à la complainte du « trou de la Sécu », qui, deux fois par an, ouvre les portes des studios de télévision, les ondes de radio et les colonnes des journaux aux « experts » patentés en déficit. Ces derniers stigmatisent volontiers le comportement irresponsable des assurés sociaux/malades, portés à tous les abus et même aux fraudes. On ne peut que s’étonner de la très grande pauvreté, et de l’inanité de cette problématique ancienne et envahissante du « Trou de la Sécu ». La Sécurité sociale a, en effet, en quelques décennies, bouleversé notre rapport à la vieillesse, à la maladie, à la famille, au travail. L’assurance maladie, en collectivisant le coût de la maladie, a contribué, avec les progrès de la santé publique, à l’allongement de l’espérance de vie. De ces bénéfices collectifs, dans le débat public, il n’est point question. Comme si la Sécurité sociale n’était qu’un « coût », une « charge », un « fardeau » qu’il faudra tôt ou tard alléger pour la plus grande satisfaction des assureurs.

 

Chapitre 2 - La santé : un coût, certes, mais aussi des bénéfices collectifs et individuels. Brigitte Dormont.

 

Le débat sur le système de santé est d’ordinaire abordé sous l’angle du financement, avec la perspective des sacrifices à consentir. Une telle approche privilégie les moyens aux dépens des fins, que sont les résultats de santé, et leur valeur en termes de bien-être. La hausse des dépenses de santé permet en effet une amélioration de la qualité de vie, une baisse des handicaps, et un accroissement de la longévité. Certaines études qui quantifient la valeur de ces progrès suggèrent que dépenser plus pour la santé serait un gain pour la société. Dépenser plus pourrait alors répondre aux préférences collectives, d’où la nécessité d’organiser un débat public sur le niveau désirable de l’effort que nous voulons consentir en faveur de ces dépenses. Dépenser plus pour la santé implique nécessite de s’interroger sur la pertinence de l’utilisation de ces fonds publics. Parce qu’ils ne sont pas illimités et qu’ils correspondent à un prélèvement sur la richesse produite quotidiennement par les Français, ils n’ont pas vocation à alimenter indûment les revenus des médecins, les profits des cliniques ou de l’industrie pharmaceutique sans réelle contrepartie pour la santé des patients. Augmenter les ressources oui, maîtriser les dépenses, oui, mais intelligemment.

 

Chapitre 3 - La métamorphose silencieuse des assurances maladie. D’après et avec l’accord de Didier TABUTEAU.

 

Les statistiques peinent à masquer que les soins courants sont de plus en plus soustraits à la solidarité collective. La part des assurances maladie complémentaire dans le financement des prestations de santé ne cesse de croître, creusant les inégalités d’accès aux soins. La récente réforme « Hôpital, Patients, Santé, Territoire » prolonge, pour l’hôpital, la tendance à la confusion des secteurs public et privé, déjà bien engagée pour l’assurance maladie. Il est utile de démonter les engrenages de la mécanique qui « vaporise » insidieusement notre système de santé (de moins en moins) solidaire.

 

Chapitre 4 - Une dérive à l’Américaine ? La santé aux États-Unis, un marché plutôt qu’un droit ! Catherine Sauviat.

 

En France, au moyen de la dramatisation du thème du « trou de la Sécu », une révolution souterraine est en cours qui désengage la Sécurité sociale du financement des soins courants, la recentrant sur le financement des soins lourds et aux plus démunis. Soit exactement une évolution à l’Américaine. La privatisation rampante du risque maladie est une impasse économique (elle ne permettra pas de maîtriser les dépenses), sociale (elle aggravera les inégalités sociales d’accès aux soins), sanitaire (elle creusera les inégalités devant la maladie et la mort) et politique (elle institutionnalise l’intervention des assureurs, qu’il sera très difficile de déloger par la suite).

 

Chapitre 5 - La tarification à l’activité, instrument bénéfique ou maléfique ? Zeynep Or.

 

La « T2A » est en passe de devenir l’instrument de gestion le plus connu du grand public. Aller à marche forcée vers ce nouveau mode de financement a plongé dans le rouge les comptes des hôpitaux. Les pouvoirs publics ont alors enjoint les directions hospitalières de supprimer des emplois pour revenir à l’équilibre à l’horizon 2012. De facto, ces suppressions ont des répercussions sur les conditions de travail, aggravées par la raréfaction de certaines compétences médicales, et donc, in fine, sur l’accessibilité et la qualité des soins. La T2A n’est pas sans provoquer des doutes éthiques chez les soignants, incités à sélectionner les malades selon les sommes qu’ils vont rapporter au service, au pôle et, au-delà, à l’établissement. Pour autant, est-ce que la T2A est maléfique en elle-même ? Non, c’est surtout sa mise en œuvre, liée à la fétichisation de l’outil par l’administration, qui semble poser problème.

 

 

 

Des réformes contre les soignants et les patients

 

Par quelles modalités l’accumulation des réformes joue-t-elle sur les pratiques soignantes et, in fine, sur les soins reçus aux patients ? Ces réformes sont confrontées aux résistances de celles et ceux qui sont chargées de les mettre en œuvre. Les soignants se trouvent pris dans des engrenages qui les contraignent à se plier aux injonctions réformatrices. La mise en concurrence à tous les niveaux, la multiplication des procédures et des normes, l’introduction de primes à la performance individuelle, la précarisation et la dégradation des conditions de réalisation du travail sont de puissants leviers de mise en conformité des pratiques soignantes avec les structures gestionnaires. L’organisation et l’éthique professionnelles en sont atteintes, l’alourdissement de la charge mentale du travail venant se surajouter à un processus de production à flux tendu. De surcroît, les réformes cherchent à enrôler les patients – saisis tour à tour comme des « consommateurs », des « usagers », des « justiciables », des « citoyens » – contre les soignants eux-mêmes qu’ils sont chargés de discipliner. Les réformateurs se présentent alors comme les défenseurs et les avocats des patients contre les abus, les déficiences et les « archaïsmes » du monde médical.

 

Section 1 - L’éthique soignante empoisonnée par le curare gestionnaire

 

Chapitre 1 - On ne naît pas marchand, on le devient : la construction du marché de la santé. Philippe Batifoulier.

 

« LE » Marché n’existerait pas en dehors des manuels pour étudiants en économie et dans les travaux académiques de la science économique. Il s’agit d’une fiction qui, à la faveur de la conversion des économistes en conseillers du Prince, cherche à se rendre réelle : les économistes bien en cour et les hauts fonctionnaires pétris de culture économique souhaiteraient glisser du « modèle de la réalité » à la « réalité du modèle ». Si l’État a toujours été essentiel dans la création et la « régulation » des marchés, la forme néo-libérale prise depuis les années 1980 le conduit à n’être que le vecteur de la « marchéisation » ou de la mise en marché d’activités sociales régies jusqu’alors par d’autres logiques de fonctionnement. Il en va ainsi de la médecine, de plus en plus saisie comme un marché sur lequel opèrent des « entreprises de soins » et des médecins-ingénieurs délivrant des « prestations » standardisées à des « consommateurs ».

 

Chapitre 2 - Rémunération à la performance et mérite individuel : des limites d’une approche par les incitations. Virginie Forest.

 

La prime à la performance est l’un des instruments dont les adeptes du management façon entreprise privée veulent équiper leur boîte à outils et l’appliquer aux hôpitaux publics. Une étude très récente vient confirmer les difficultés et les effets pervers du système dans le secteur de la santé. L’entêtement des promoteurs de la prime à la performance n’est pas rationnel et étayé par des preuves, mais bien le fruit d’une idéologie obsolète.

 

Chapitre 3 - Mieux que le taylorisme, la précarisation subjective. Danièle Linhart.

 

Les restructurations hospitalières sont l’occasion de modifier profondément les propriétés du travail hospitalier. Les maîtres mots tels que mutualisation, interchangeabilité, productivité, rentabilité qui désormais gouvernent la gestion hospitalière, induisent une perte profonde du sens du travail et de ses repères. D’où une fuite inquiétante des soignants vers des cieux plus sereins, et des problèmes de recrutement qui risquent de devenir dramatiques pour l’offre de soin. Les établissements, mettent en place des stratégies diverses plus ou moins heureuses pour attirer et embaucher, sans jamais réfléchir aux mobiles des défections.

 

Chapitre 4 - Statuts ou contrats ? Les oripeaux de la modernisation des relations de travail dans la fonction publique. Nicole Maggi-Germain.

 

Les réformateurs de l’hôpital ont un modèle : les cliniques. Là où l’hôpital public est disqualifié comme « lourd », « dépassé », « bureaucratique », les cliniques sont célébrées pour leur « souplesse », leur « capacité d’adaptation », leur « réactivité », leur « bonne organisation ». Dans le collimateur des réformateurs : le statut de la fonction publique hospitalière, considéré comme un obstacle majeur à la réorganisation « impérative » des hôpitaux. Certains dirigeants de la Fédération Hospitalière de France (FHF), pourtant chargée de la défense des hôpitaux publics, estiment qu’il serait bénéfique d’en finir avec ce statut, qui pénaliserait ces derniers dans la concurrence avec le secteur privé. Aussi, plusieurs mesures récentes s’efforcent de le détricoter par les marges, avant peut-être d’en finir plus radicalement.

 

Chapitre 5 - De l’utilité des ordres institués ou comment enrayer l’engrenage de la défiance. Olivier Favereau.

 

Et si les grandes professions traditionnelles étaient le lieu de la résistance ultime à la généralisation de l’ordre marchand ? Après que toute une génération de médecins se soient opposée à l’Ordre des Médecins, décrit dans les années 1970-1980 comme porteur d’un ordre moral rétrograde et inacceptable, c’est la référence aux professions dans tout ce qui semblait archaïque à l’époque qui devient implicitement le refuge des valeurs constitutives du métier, éloigné du corporatisme auto-protecteur mais barrage à la marchandisation. Entre l’État et le marché, il existe une troisième forme de régulation des sociétés humaines : l’organisation professionnelle. S’il convient de rénover le professionnalisme, il faut néanmoins le défendre contre l’offensive de l’alliance de l’État et du marché qui caractérise le néo-libéralisme.

 

Chapitre 6 - Comptabilité et gratuité ou le néo-management vu du don. Philippe Chanial.

 

Les « réformes » inspirées par le néo-libéralisme se distinguent par leur utilitarisme. Les soignants sont saisis comme des hommes économiques, des êtres égoïstes, rationnels, foncièrement intéressés. Leur gouvernement à distance, pour aller dans le sens de « l’efficience », passerait donc par le déploiement d’une batterie d’incitations positives et négatives finement calibrées. On comprend alors les réticences de nombre de soignants face aux réformes : les professions de santé portent une tout autre rationalité que la rationalité économique. Les professionnels sont rationnels, certes, mais en valeur. De leur point de vue, la santé d’un patient est considérée comme incommensurable à celle d’un autre et inestimable, et le soin, loin de se réduire à une transaction marchande, est un don supposant un engagement moral du médecin ou de l’infirmière. Les « résistances au changement » des réformateurs sont en réalité une guerre des Dieux, autrement dit des conflits indépassables entre des rationalités et des valeurs irréconciliables.

 

Chapitre 7 - Pourquoi il faut défendre l’autonomie professionnelle, et comment. Florent Champy.

 

La managérialisation de l’hôpital a eu pour conséquence la prolifération des normes et des protocoles, l’empilement des instruments de gestion, l’affirmation de couches bureaucratiques intermédiaires en charge du contrôle de l’activité des soignants. Du point de vue des professionnels de santé, cela s’est traduit par le sentiment d’être confronté à la restriction progressive de leur autonomie dans leur activité quotidienne. Or, l’autonomie est une valeur cardinale du professionnalisme, primordiale pour dispenser des soins de qualité. La défense de l’autonomie professionnelle passe avant tout par une réflexion individuelle et collective des soignants sur la façon de concilier cette dernière avec, entre autres, les impératifs de maîtrise des coûts, de qualité et de sécurité des soins, de rénovation des relations entre médecins et patients. A la révolution conservatrice des réformateurs, il ne saurait être opposé une autre révolution conservatrice, celle des professionnels de santé.

 

 

Section 2 - Hôpital : chantier interdit au public ?

 

Chapitre 1 – Les démocratisations en trompe-l’œil du système de santé. Frédéric Pierru

 

La privatisation rampante du financement des soins courants, la libéralisation du secteur hospitalier, la dérégulation de la médecine de ville se sont accompagnées de l’affaissement puis de l’enterrement du projet de démocratie sociale après-guerre. La « gestion par les intéressés » - salariés et patronat – a été dès le départ un trompe-l’œil puisque l’État s’est réservé le monopole des décisions financières sensibles. Avec la mise sur agenda de la maîtrise des dépenses de santé, l’État n’a cessé de s’affirmer face à des partenaires sociaux hésitants à prendre des mesures impopulaires. Moins à une étatisation, c’est à une technocratisation de l’assurance maladie à laquelle l’on a assisté, puisque les pouvoirs ont été accaparés par une petite élite de hauts fonctionnaires au profil gestionnaire. Le Plan Juppé a tenté de substituer la démocratie représentative classique à la démocratie sociale, mais les parlementaires ne peuvent pas réellement peser sur les choix budgétaires clés. Pour mener à bien des politiques impopulaires, rien de mieux que de laisser les commandes à des hauts fonctionnaires et des « experts » opérant dans l’obscurité des cabinets ministériels, des administrations centrales et des agences…

 

Chapitre 2 - Patient ou client : l’éthique médicale est-elle soluble dans la T2A ? Dr Serge Duperret,

 

Rechercher les conflits entre éthique et T2A, c’est opposer de manière simpliste deux groupes professionnels avec des valeurs supposées contradictoires : les soignants qui dépensent et les administratifs qui gèrent. Et si, plutôt, il s’agissait d’avancer en travaillant à partir de valeurs communes ? La recherche du bien pour le malade et l'équité dans la répartition d'un bien limité ne sont pas deux valeurs antagonistes. En fait, penser un système de santé qui permette l’intégration des progrès scientifiques, l’égal accès aux soins et le juste soin au juste coût, suppose le même niveau d’exigence éthique des acteurs, patients inclus. Satisfaire les exigences éthiques de tous les acteurs du service public est sûrement la meilleure piste pour l’hôpital de demain.

 

Chapitre 3 - Les palmarès ou le guide Michelin des hôpitaux. Frédéric Pierru

 

Tout un chacun a pu consulter un « palmarès » des hôpitaux publié par un newsmagazines. Si les premiers palmarès ont suscité énormément de critiques des acteurs concernés, leur banalisation a conduit à une certaine indifférence à leur endroit. Cependant, il faut les interpréter comme emblématiques d’une posture consumériste hypocritement encouragée par l’État ; ce dernier, en effet, s’efforce de saisir le patient en « consommateur éclairé faisant des choix avisés » pour faire pression de l’extérieur sur les pratiques médicales. En ce sens, la multiplication des palmarès est révélatrice de la rationalité politique néo-libérale.

 

Chapitre 4 - Patients et justiciables. Les nouvelles donnes de la responsabilité médicale. Dr Richard Torrielli.

 

La relation du citoyen avec la justice a considérablement évolué ces dernières années. Chacun recherche de plus en plus souvent réparation à des dommages réels ou supposés, et ce aussi bien devant la juridiction civile que pénale. Dans le même temps est apparu dans le champ social et juridique le concept d’aléa thérapeutique, tandis que la marchandisation de la santé transformait les patients en consommateurs. Les grandes compagnies d’assurance jouent leur partition dans ce concert de soi-disant « modernisation ». Ces bouleversements ne doivent en aucun cas donner l’occasion aux médecins d’échapper à leurs responsabilités, mais au contraire de repenser le type de relation qu’ils entretiennent avec les malades.

 

Section 3 – La « modernisation » est aussi une affaire de médecins

 

Chapitre 1 - « Disposés au combat ». Les anesthésistes-réanimateurs, des médecins socialement armés pour la défense du service public. Yann Faure.

 

L’anesthésiste-réanimateur occupe une position privilégiée et ubiquitaire dans le parcours de soin du patient : c’est à lui qu’il confie ses appréhensions lors de la consultation, c’est lui qui est chargé de le protéger de l’agression chirurgicale, c’est lui qui rassemble les éléments éparpillés et éclatés de la pathologie et de la personne, c’est encore lui qui parcourt en tous sens les arcanes du labyrinthe hospitalier. Est-ce cette position privilégiée qui en fait un observateur attentif et critique du système hospitalier et qui l’a conduit aux avant-postes de la bataille pour la défense de l’hôpital public, bien au-delà des lignes de sa spécialité ?

 

Chapitre 2 - Le Service Public (Hospitalier) : une « ringardise » pleine d’avenir. Dr Nicole Smolski,

 

Se pencher sur l’histoire des services publics amène à réaliser que c’est un mode d’organisation aussi nécessaire à une société que boire ou respirer à un individu. Si le concept est différent selon les âges et les pays, ses bases sont universelles : l’intérêt général, le service rendu, les principes d’égalité, de continuité, d’adaptabilité sont remis en question dans les sociétés à économie de marché. Les valeurs intrinsèques à tous les services publics et à leurs acteurs sont un des socles de notre société, les gommer au bénéfice de rapports marchands conduira à des conséquences qui iront au delà des inégalités sociales ou territoriales.

 

Chapitre 3 - Une nouvelle ambition pour l’Hôpital. Dr Bertrand Mas.

 

Le démantèlement du service public hospitalier est-il inéluctable ? Les concepts de mise en concurrence, de privatisation, d’individualisation, de performance, d’évaluation, de déprofessionnalisation sont-ils devenus les paradigmes absolus de la « modernité », y compris à l’hôpital ?

 

 

Conclusion, afin que l’hôpital ne soit plus un chantier interdit au public

 

Le puzzle est assemblé, faisant émerger un tableau sombre de la vie quotidienne des services publics en général et des hôpitaux publics, en particulier. Dans ce futur gestionnaire radieux imposé au nom de la Performance, chacun des acteurs du système sera « upgradé » au goût d’une pensée sans alternative. Ainsi, après avoir intériorisé qu’il n’est lui-même qu’un producteur de service dans un monde marchandisé et que le patient doit être par lui apprécié en fonction de sa rentabilité, l’acteur du soin devra docilement se plier aux règles de la concurrence pour atteindre son maximum d’Efficience dans un univers rendu censément Transparent par la vertu du monitoring permanent. On voudrait nous faire croire à une certaine vérité qui ne pourrait se révéler que par la quantification comparative tous azimuts. Continuer à nier la raison d’être et l’existence même de centaines de milliers d’anonymes de l’hôpital public serait alors une désastreuse injustice sociale et une vision catastrophique de la société. Ce qui fait l’essence de la créativité échappe pourtant à toute évaluation : et c’est bien d’une création renouvelée chaque jour qu’il s’agit, cet entre-deux soignant-soigné, création obscure et gratuite, dont nulle trace n’est inscrite dans aucun registre ou logiciel.

 

Bien sûr, il ne s’agit pas dans un élan de mélancolie nostalgique visant à revenir au confort du prix de journée dans les établissements de santé, et à balayer d’un revers de main la maîtrise des dépenses de santé. Les tutelles doivent être dotées d’outils pour savoir qui fait quoi quand et comment. Mais la dimension tant qualitative qu’individuelle de l’activité de soin est loin d’être soluble dans la T2A, si complexifiée soit-elle, et le benchmarking, cette comparaison qui se voudrait raison.

 

Au même titre que le désir du soin optimum, celui d’une utilisation justifiée des deniers publics doit être une préoccupation éthique, fondement de la motivation de ceux qui se consacrent au bien public.

 

C’est dans le plein exercice de ses attributions régaliennes en matière de protection de la santé des populations que l’Etat doit intervenir pour conforter le service public hospitalier contre les appétits des grandes compagnies d’assurances et des groupements d’établissements de soins privés. Il serait contraire à la morale que les secteurs « bénéficiaires » de la santé tombent dans l’escarcelle privée, tandis que ceux qui ne le seraient point soient à la charge exclusive du service public, ou seulement accessibles aux plus aisés des citoyens, ceux qui sont capables d’acquitter des primes d’assurance très élevées.

 

La fréquentation quotidienne des services prouve que l’hôpital public jouit d’une grande vitalité : il soigne encore, plutôt bien et souvent mieux qu’ailleurs, toutes, tous et chacun de nous, d’où que nous venions. La précarisation des êtres et des lieux en route sous l’influence de la logique explicitement décrite dans les chapitres précédents n’est pas inéluctable. Tous les lecteurs, soignants ou administratifs, patients ou citoyens, tous doivent savoir ce qui se passe afin de pouvoir réfléchir, puis agir, pour consolider l’hôpital public d’aujourd’hui et adapter celui de demain aux transformations nécessaires afin qu’il reste au service de tous.

Par Roland Gori, à lire dans Libération