La densification des normes menace l’art médical - Par Roland Gori

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Gori Roland
janvier 2017, par serge cannasse 

L’établissement de normes, souvent traduites par des recommandations et des protocoles, a indéniablement constitué un progrès dans la prise en charge de nombreux états pathologiques. Cependant leur prolifération menace de submerger le sens clinique des praticiens, ainsi que leur attention aux patients, c’est-à-dire en définitive d’attenter à la liberté créatrice des uns et des autres. En effet, le problème est loin de ne se cantonner qu’à la médecine. Il touche de plus en plus tous les domaines de l’activité humaine.

Pourquoi parlez vous de prolétarisation des soins ?

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J’utilise le terme dans le sens que lui a donné Karl Marx, qui avait lui-même emprunté ce concept aux philosophes de l’antiquité grecque. Le prolétaire, chez Marx, est celui dont les actes professionnels ont été fragmentés, rationalisés puis organisés techniquement, dans le but de confisquer son savoir, son savoir faire et même son savoir être. Charlie Chaplin a bien mis en scène, dans les Temps Modernes, la manière dont l’ouvrier n’a plus à penser, mais seulement à exécuter des actes standardisés, précis et frustes, prescrits par le mode d’emploi de la machine sur laquelle il travaille et à qui il est assujetti. Pire ! il incorpore ces normes au point qu’elles s’étendent à l’ensemble de sa vie sociale. Dans le film, Charlot continue à visser des boulons dans la rue. Il est incorporé dans le mécanisme au point de devenir lui-même un rouage de la machine.

Aujourd’hui, ce processus n’existe plus seulement dans des lieux matériels comme les usines, il est passé dans l’ensemble des dispositifs formels, procéduraux, techniques qui contraignent le travail, de plus en plus encadré par un réseau dense de normes. Ce mot, très important en médecine, vient du grec : il signifie “équerre”, c’est-à-dire un instrument qui sert à redresser, à faire tomber droit, trace et mesure à la fois. Les normes “rectifient” des pratiques autrefois artisanales dans les domaines professionnels les plus divers, le soin, l’enseignement, la recherche, la justice, etc. Ces règles de bonne pratique, protocoles, dispositifs juridiques, etc, réduisent terriblement la liberté de faire, de penser et de rêver des praticiens. La décision est passée de l’être humain aux modes d’emploi. La prolétarisation concerne aujourd’hui l’ensemble des actes professionnels, pas seulement ceux des soignants.

Les normes ne servent-elles pas aussi à limiter la variabilité des pratiques, voire l’arbitraire ?

Je ne m’oppose pas à la technique ni à la gestion, encore moins aux normes, qui sont inhérentes au vivant. Je m’élève contre la chape de plomb que leur densification fait peser sur nos pratiques au nom de l’efficacité.

Le discours de tous ceux qui ont le souci de rationnaliser les professions est de dire que la liberté risque de déboucher sur l’anarchie, l’arbitraire, la non scientificité. En médecine, c’est un vieux débat qui traverse tout le XIXème siècle et au-delà, entre les tenants de la clinique au cas par cas et ceux de la validité scientifique fondée sur les grands nombres, c’est-à-dire statistique. Il a été tranché dans les années 1960 quand Schwartz a montré la forte corrélation entre la consommation tabagique et la survenue de cancers bronchopulmonaires, grâce aux statistiques.

Donc oui, celles-ci sont un apport extraordinaire à la médecine, nous préservant du charlatanisme et de la magie. Mais il ne faut pas oublier qu’elles sont construites, qu’elles sont le résultat de choix épistémologiques et qu’on peut leur faire dire ce qu’on veut ou presque...

Les chiffres doivent nous permettre de délibérer, pas de nous faire taire. C’est très net en psychiatrie, où les diagnostics cliniques sont peu fiables, parce qu’ils varient avec les professionnels, les lieux d’exercice et chez un même patient au cours du temps. Cette variabilité, que dénoncent les associations d’usagers, met en péril l’expertise auprès des tribunaux et des assurances. La réponse à cette difficulté a été technicienne, ce sont les DSM américains, où il faut poser un certain nombre de questions comportant un nombre restreint de réponses de façon à aboutir à un diagnostic. Cette méthode produit un accord inter-juges, qui peut être utile pour la recherche. Mais un consensus d’experts ne garantit pas la vérité. Surtout, le DSM n’apporte rien aux soins, comme finissent par le reconnaitre certains de ses partisans.

Pendant longtemps, la médecine a eu une dimension fortement spirituelle, les médecins pouvant même être des sortes de directeurs de conscience. Elle était thérapeutique au sens où elle s’occupait avant tout du malade. À partir du milieu du XIXème siècle, elle s’est focalisée sur la maladie, grâce à l’objectivation du corps pathologique par la méthode anatomo-clinique, encore valide aujourd’hui, même si elle ne se fonde plus sur la dissection. Elle s’est déplacée du lit du malade vers le laboratoire de physiopathologie (physiologie ou médecine expérimentale). Elle étudie des groupes plutôt que des cas.

Aujourd’hui, ce mouvement est amplifié : le patient est de plus en plus réduit à un segment de population statistique, à un exemplaire d’une espèce nosologique.

Par bonheur, le médecin n’est pas qu’un savant, il est aussi un artisan qui bricole dans le colloque singulier la prise en charge de la souffrance propre à chaque patient. Mais le danger est réel de le voir remplacer par des machines. On a pu lire que 15 % de sa clientèle relèverait de la “vraie” médecine, le reste pouvant être délégué à des professionnels paramédicaux.

Pourquoi cette densification des normes ?

Fondées sur les statistiques, les normes sont devenues aussi le moyen le plus commode d’introduire des règles de gestion dans les pratiques professionnelles, jusqu’à pervertir les métiers. Derrière ces règles, il y a les intérêts d’industriels, de financiers, de compagnies d’assurance, de politiques. Je ne veux pas dire qu’il s’agit d’une démarche délibérée de la part de dominants sur des dominés, mais que notre société a de profondes affinités avec la rationalité instrumentale des logiques de marché. Ce rationalisme économique a toujours tendu à imposer des manières de se comporter au travers de normes technico-financières.

Or comme disait Canguilhem, " le risque est de devenir une société animale, dans laquelle l’individu n’est qu’une pièce détachée de l’espèce, assignée à une fonction en vue d’une production collective." Jean-François Lyotard écrivait : “ Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : en faire perdre.

Pourtant, selon de nombreux sociologues, on nous enjoint à être autonomes !

En premier lieu, ça n’est pas parce qu’il y a des contraintes normatives que les individus s’y plient. Afin de rendre humains leurs milieux professionnels, ils détournent les normes. La demande de résultats chiffrés induit même un certain nombre de perversions. Notre société fabrique des imposteurs, qui travestissent leurs comportements pour répondre aux exigences sociales : l’évaluation étant purement formelle, ne portant pas sur le contenu même du travail, l’habit fait le moine.

En second lieu, notre système social est effectivement paradoxal. En même temps qu’il nous prescrit des règles extrêmement contraignantes, il édicte des injonctions d’autonomie et d’innovation. Cela produit de la souffrance, qui s’exprime par de l’apathie, parfois de la tricherie, de l’imposture, voire l’effondrement de certaines personnes, ou encore la compétition de tous contre tous.

C’est à la philosophie libérale que nous devons la notion d’individu, qui a de nombreux côtés positifs, mais qui comporte aussi le risque d’atomisation de la société et de solitude extrême (songeons à celle de beaucoup de mourants aujourd’hui). Michel Foucault avait employé le terme "d’entrepreneur de soi-même" : l’être humain est considéré comme une entreprise autonome disposant d’un capital biologique, psychologique et social placé sur le marché des relations collectives. Or l’être humain n’est pas appareillé pour survivre seul, c’est ce qui fait à la fois sa vulnérabilité et sa culture, il a besoin d’un autre secourable. Si vous remplacez celui-ci par des machines, matérielles, procédurales ou numériques, vous perdez la liberté, parce qu’elle requiert la présence d’autrui. La dépendance aux instruments diminue la dette que chaque humain a envers les autres.

Je ne veux pas dire qu’il faut choisir entre technique et humanisme. J’appelle à réfléchir aux modalités qui nous font pencher vers telle ou telle solution dans tel ou tel problème. A-t-elle une réelle utilité ou ne sert-elle qu’à justifier des logiques de domination sociale ? Raisonnons nous sur un cas singulier ou en termes de populations ? Nous ne pouvons pas nous contenter de prêt à penser.

Les logiques sociales ne sont-elles que de domination ?

Non, ce sont des règles, comme les règles d’un jeu. Bien évidemment il n’y pas que des pulsions de domination chez les humains, sinon l’amour, l’art, l’amitié, la démocratie ne pourraient pas exister. Certains anthropologues prétendent même que le désir de coopération est le plus fort. En revanche, depuis le début de l’histoire humaine, la question de la domination se pose toujours. Et ce qui est certain, c’est qu’une société qui ne repose que sur elle ne peut pas produire des gens heureux.

Cet entretien a d’abord été publié dans le numéro 968 (octobre 2016) de la Revue du Praticien Médecine Générale.

Par Roland Gori, à lire dans Libération