La focalisation sur la violence à l’école et la stigmatisation des élèves estimés, réputés ou supposés violents

Hubert Montagner dr. ès-sciences, Professeur des Universités en retraite, ancien Directeur de Recherche à l’INSERM, ancien Directeur de l’Unité “Enfance Inadaptée” de l’INSERM

Le débat sur la violence des enfants à l’école vient d’être relancé par l’annonce du Ministre de l’Education Nationale de créer un conseil scientifique sur le harcèlement à l’école et par l’organisation les 2 et 3 mai 2011 d’assises nationales du harcèlement à l’école.

Le harcèlement à l’école (“school bullying”) est ainsi reconnu de facto comme une violence majeure à l’école et comme un champ scientifique. On ne s’y prendrait pas autrement si on voulait détourner l’attention de l’opinion publique de la situation réelle de l’école et des écoliers. On ne s’y prendrait pas autrement si on voulait occulter les conséquences désastreuses des mesures imposées par le Ministère de l’Education Nationale depuis trois ans (réduction du nombre de postes d'enseignants, extinction à terme des RASED, fermetures de classes, regroupement d’écoles, augmentation de l'effectif d'enfants par classe, pseudo-évaluations discriminantes, cursus de formation des enseignants “insensé”, “rythmes scolaires” aberrants, alourdissement des journées scolaires avec le poids augmenté des apprentissages dits fondamentaux, aide personnalisée aux enfants en difficulté scolaire à des moments de moindre réceptivité et disponibilité...).

 

Quel est le sens et quelle est la signification du glissement de l’attention, des annonces et des initiatives vers le harcèlement à l’école ?

 

Que faut-il entendre par harcèlement à l’école ?

 

Issu essentiellement de recherches québécoises, le vocable de “bullying” (ou “school bullying”) a été brusquement mis au goût du jour en FRANCE par le rapport controversé de l’INSERM sur la “détection” des jeunes enfants susceptibles de devenir violents à l’adolescence. On pourrait donc penser qu’il recouvre un phénomène majeur qui pourrait nous éclairer sur la violence à l’école. En fait, pour un observateur des conduites enfantines, il s’agit d’une conduite difficile ou impossible à définir, parfois inquiétante, souvent mineure, ambiguë et ambivalente comme le montrent les films réalisés dans des cours de récréation. En effet, dans les interactions entre enfants (ou adolescents), il est difficile ou impossible d’établir une différence claire entre ce qui relève de comportements psychologiquement dommageables pour le(s) partenaire(s), réellement vécus comme des agressions par les “harcelés” et/ou les “spectateurs”, réellement anxiogènes, inquiétants et/ou angoissants, et ce qui “nourrit” les “chahutages”, rodomontades, postures ou taquineries ordinaires qui mêlent provocations, “effets de manche”, “bourrades ludiques”, et même complicité ou “cinéma” (chacun sait que, dans certaines activités ludiques, les enfants simulent, exagèrent ou mettent en scène des “rapports de force” imaginaires ou des agressions factices), en tout cas dans la plupart des interactions “ordinaires”. Pourtant, en se fondant sur des propos d’enfants, on veut nous faire croire que les conduites de harcèlement représenteraient environ 10% des interactions avec les “pairs”, sans même prendre la peine de les définir et d’expliquer comment, avec quelles démarches et méthodes, avec quelles “populations”, dans quels lieux, situations et contextes, ce chiffre est obtenu, et aussi dans quel cadre (scientifique ?) et avec quel(s) objectif(s). C’est une affirmation qui recueille logiquement un certain écho chez les parents quand leur enfant a mal vécu et/ou vit mal les pressions des pairs qui l’écartent, le rejettent, ou le conduisent à se laisser déposséder de ce qui lui appartient. Ils peuvent alors considérer cette conduite comme un racket. Il arrive par exemple qu’ils disent ce qu’on peut résumer par “je lui achète sans arrêt de nouveaux stylos, ciseaux... car il (ou elle) les abandonne sous la pression”, ou encore “il (ou elle) abandonne son goûter, son chocolat... à x ou y sous la menace”. Il est évidemment légitime que de tels comportements suscitent l’indignation, la colère et/ou la révolte des parents. Pourtant, il s’agit le plus souvent de “tracasseries” et d’abus faciles à régler par le dialogue entre les parents, l’enseignant et les enfants concernés (le “harceleur” et le “harcelé”). Pourquoi en faire un drame ?

 

Le “school bullying” permet-il d’apporter un éclairage pertinent sur la violence scolaire ou autre ?

 

Les conduites qualifiés de violences ne se réduisent pas au “school bullying” que des psychologues québécois essaient d’exporter en Europe après avoir essayé de le faire en Amérique du Nord. C’est le petit bout de la lorgnette des violences et souffrances subies et “exprimées” au quotidien par les enfants et les adolescents en difficulté dont la famille est elle-même en difficulté quand elle cumule la maladie et la pauvreté persistantes, la marginalité sociale, le chômage ou sa perspective, les conflits, les agressions et ruptures intra-familiales... S’agissant des interactions au sein des groupes de pairs, et avec les autres partenaires plus jeunes ou plus âgés, elles sont extraordinairement diversifiées, complexes, mouvantes et évolutives. Bien évidemment, elles ne se limitent pas aux phénomènes de harcèlement ou perçus comme tels. Pourquoi faudrait-il se focaliser sur ces conduites, qu’elles soient réelles, supposées, bien ou mal interprétées. Sous quelle(s) forme(s) se manifestent-elles et quelle est leur fréquence réelle, à quels moments ou circonstances, et dans quels lieux ? Caractérisent-elles certains enfants ? En effet, les enfants les plus “bullyistes” (“harceleurs”) peuvent avoir des conduites affiliatives parfaitement lisibles, fonctionnelles et non dommageables, par exemple la coopération et l’entraide, selon le contexte, la situation, les partenaires, l’environnement, les expériences individuelles, le vécu... J’ai vu des enfants réputés “bullyistes” dont les conduites affiliatives “prenaient le pas” sur les conduites agressives, y compris le harcèlement perçu comme tel, dès lors que certaines conditions étaient réunies. C’est évident pour les plus jeunes dans la cour d’école maternelle (voir les publications et les milliers de vidéo-cassettes accumulées au cours des recherches).

On fait comme si on connaissait bien les violences des enfants à l’école, en particulier celles que l’on qualifie de harcèlements. Beaucoup en parlent... pour occuper le terrain politique, médiatique ou autre. Il faut considérer l’ensemble des publications scientifiques sur les interactions entre enfants, et pas seulement sur le « school bullying », c’est-à-dire celles qui sont parues dans des périodiques à comité de lecture, c’est-à-dire jugées et validées par des pairs. Un nombre très limité fait référence à ce « phénomène », essentiellement et sélectivement « décrit » en Amérique du Nord. En outre, il ne suffit pas de rapporter des anecdotes ou des faits spectaculaires, même à partir de consultations cliniques bien menées et/ou de faire du populisme ou de la démagogie en s’abritant derrière la souffrance réelle ou supposée des enfants harcelés, celle de leurs parents, et aussi celle des enseignants dont beaucoup ne supportent pas les phénomènes qu’ils interprètent comme des harcèlements.

Si on veut réellement mieux appréhender les conduites des enfants, on ne doit se priver d’aucune approche (développementale, pédagogique, psychologique, psychophysiologique, sociologique, anthropologique, systémique...). En outre, je ne vois pas comment on pourrait comprendre “le phénomène et son ampleur” (écrit récent de Monsieur Eric DEBARBIEUX) en se limitant au milieu scolaire. Il est évident que les conduites d’un enfant ou d’un adolescent sont influencées par ce qu’il a vécu et/ou ce qu’il vit dans le milieu familial, par les rythmes de vie et de travail de ses parents, par les conditions d’habitat, par les interactions sociales en dehors de la famille et de l’école... ou même par les déficits de sommeil ou les troubles du rythme veille-sommeil et bien d’autres facteurs.

 

Y aurait-il des études longitudinales qui permettent d’affirmer que les enfants violents ou “bullyistes” au cours des premières années se renforcent dans ces conduites à la pré-adolescence ou à l’adolescence ?

 

immergé depuis plus de trente ans dans la recherche et la bibliographie sur les particularités et l’évolution au fil de l’âge des comportements et interactions des enfants dans leurs différents lieux de vie depuis les premiers jours ou semaines postnataux, y compris à l’école dès l’âge de deux ou trois ans, j’affirme qu’il n’y a aucune étude scientifique ou étude longitudinale de caractère scientifique sur les conduites que l’on qualifie d’agressions, en particulier le harcèlement si on le considère comme une agression. C’est-à-dire, des comparaisons des enfants à eux-mêmes au fil du temps, en se fondant sur des conduites qui peuvent être objectivées clairement, et donc vérifiées et vérifiables, au moyen de méthodes reproductibles... quelle que soit l’approche (développementale, comportementale, psychique, pédagogique, sociale, sociologique, anthropologique, systémique...). Je précise que j’ai connu certains des collègues québécois qui ont étudié le “bullying”. J’ai eu l’occasion d’apprécier l’empathie et les compétences de quelques-uns, notamment au cours des séjours qu’ils ont effectués il y a vingt à trente ans dans le laboratoire de Psychophysiologie que j’avais l’honneur de diriger à la Faculté des Sciences et des Techniques de Besançon. Je ne peux donc laisser sans réponse leurs généralisations hâtives, réductionnistes et abusives.

 

Se focaliser sur le harcèlement à l’école : pour quoi faire ?

 

Le “bullying” est la porte grande ouverte à la catégorisation (et stigmatisation) des enfants à l’école. En effet, une fois les phénomènes de harcèlement identifiés, en supposant que cela soit possible ou crédible, que va-t-on faire ? Va t’on définir des profils de “vrais” ou “supposés” “harceleurs” et parallèlement de “vrais” ou “supposés” “harcelés”, et les suivre au fil du temps ? Qu’est-ce qu’on va en faire ? punir et/ou exclure les “harceleurs” ? Surprotéger les “’harcelés”, les confiner dans leur classe, les mettre dans un espace réservé, un cocon... ? Tant qu’on y est, faudra t’il repérer dans la cour d’école (et ailleurs), les enfants “hyperactifs”, les enfants “assurément” ou “sournoisement” violents, les enfants impolis, les enfants autocentrés, les enfant fugueurs... ceux qui crachent par terre ? A quand le fichage des enfants qui ont une verrue ou un grain de beauté sur le nez ? En outre, pourquoi risquer de multiplier les conflits entre les parents des vrais ou supposés harceleurs et les parents des vrais ou supposés harcelés ?

Et si on allait plus loin dans l’absurdité en englobant les maîtres ? Les enseignants qui exercent une pression psychologique et verbale sur les enfants “qui n’y arrivent pas” alors qu’ils perçoivent chez eux des capacités intellectuelles non exprimées ou insuffisamment opératoires, seront-ils considérés eux-mêmes comme des harceleurs ? Que fait-on pour les maître harcelés... et sans support psychologique (ce qui arrive) ? S’agissant des devoirs à la maison, alors qu’ils sont interdits par plusieurs circulaires ministérielles, faudra t’on identifier et montrer du doigt les parents, les fratries... qui exercent sur un enfant une pression quotidienne, en tout cas fréquente, pour qu’il fasse ses devoirs ? Est-ce différent d’un harcèlement ?

En fait, dans le respect des enfants, pré-adolescents, adolescents, jeunes adultes... c’est l’ensemble des différentes formes de violence et de souffrance qu’il faut réduire et, si possible, éradiquer, à l’école et ailleurs. On ne peut se limiter aux solutions déjà apportées sur le terrain, même s’il faut évidemment les reconnaître, les prendre en compte et s’en inspirer (j’ai une profonde admiration pour tous ceux qui apportent leur humanisme, leurs qualités morales et leurs compétences à la compréhension et à l’amélioration des équilibres fondamentaux des jeunes... sans les juger et sans les renvoyer à leurs difficultés). Il faut aussi proposer des solutions originales à partir des données des différentes recherches, des observations cliniques, des expériences et du vécu des professionnels... On échouera tant qu’on n’aura pas modifié l’ambiance relationnelle et environnementale dans les écoles (aménagement des cours pour canaliser l’excès de mouvement et d’agressivité, propositions d’activités qui réduisent les bruits, bousculades, conflits…). Mais aussi, tant qu’on n’aura pas élaboré de façon imbriquée des stratégies d’accueil anxiolytique de l’enfant à l’école (et de ses parents), des stratégies relationnelles qui génèrent et renforcent les conduites affiliatives au cours de la journée, y compris dans les contextes pédagogiques, les aménagements du temps qui respectent les rythmes biopsychologiques majeurs des enfants, et les aménagements d’espaces qui permettent de “sceller l’alliance du corps et de la pensée” tout en canalisant l’agressivité (voir les publications). Malheureusement, en France, la tabula rasa est la règle. On parle, on écrit et on fait comme si rien n’avait été fait. Il serait intéressant de consulter la bibliographie des « spécialistes » autoproclamés de l’agression, de la violence, du harcèlement… chez les enfants.

 

EN CONCLUSION

La journée organisée à PARIS le 14 mars 2011 sous l’égide du Ministère de l’Education Nationale, l’annonce de la création d’un conseil scientifique sur le harcèlement à l’école par le Ministre et l’organisation les 2 et 3 mai 2011 d’assises nationales du harcèlement à l’école, sont des “arbres sécuritaires” qui masquent la forêt des problèmes des enfants, des familles, des enseignants, de l’école et de la société elle-même. Il faut recentrer le débat sur les vraies questions (la place des enfants et des adolescents à l’école et dans la société, les parents et familles face à l’école, les enseignants devant leurs difficultés et face aux familles, et aussi les défis de l’avenir pour les jeunes...).

Par Roland Gori, à lire dans Libération