La grande aventure de la cure par la parole, à partir du versant père-fille

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Les Éditions Fayard ont publié récemment la correspondance entre Freud et sa fille Anna. Environ 300 lettres jusqu’alors inédites, qui témoignent de ce que la psychanalyse, comme l’explique ci-dessous Roland Gori, est aussi une « affaire personnelle ».

Sigmund Freud et Anna Freud, 
Correspondance 1904-1938, édition établie et postfacée par Ingeborg Meyer-Palmedo, 
préface d’Élisabeth Roudinesco, traduit de l’allemand 
par Olivier Mannoni, Fayard, 2012. 35 euros

Du télégramme anodin aux lettres les plus circonstanciées, c’est d’abord un morceau de vie d’une famille viennoise au début du siècle dernier que les Éditions Fayard nous donnent à découvrir. Une famille pas des plus anodines, évidemment, puisqu’il s’agit des Freud, juifs laïques de la classe moyenne, dont le père, Sigmund, fomente une « révolution de l’intime », selon la belle formule proposée par Élisabeth Roudinesco, en préface de l’ouvrage, pour désigner l’aventure de la psychanalyse. Quand la correspondance débute en 1904, Anna, dernière-née d’une famille de six enfants, n’a que neuf ans. Quand elle s’achève, en 1938, l’Allemagne nazie envahit l’Autriche, poussant les Freud à un exil londonien (Anna Freud fut elle-même arrêtée par la Gestapo puis relâchée). Entre ces deux dates, il se passe énormément de choses, et notamment la création, en 1910, de l’Association internationale de psychanalyse (IPA), le passage de Freud de la première topique (inconscient/pré-conscient-conscient) à la seconde (ça/moi/surmoi) avec, en 1920, Au-delà du principe de plaisir, puis, en 1923, le Moi et le Ça… Mais ce ne sont pas là, bien sûr, les sujets abordés dans cette correspondance personnelle entre un père et sa fille. Il y est plutôt question des rêves et des tourments de la jeune Anna, de sa jalousie envers sa sœur Sophie, de la découverte à demi-mot de son homosexualité (qu’elle refusera toujours d’admettre). Se dévoile aussi un père inquiet des attirances de sa fille, mais qui jamais, à la différence de celle-ci, n’assimilera l’homosexualité à une maladie. Entre 1918 et 1924, Freud prend à deux reprises Anna en analyse. Plus tard, père protecteur s’il en est, il l’aide à obtenir des traductions dans la maison d’édition psychanalytique, 
le Verlag. Celle qui s’intéresse aux caractères respectifs 
de ses neveux Ernstl et Heinz, comme en témoignent certains de ses courriers de l’année 1922, fondera bientôt des institutions pour enfants en difficulté et s’affrontera à l’autre grande femme de la psychanalyse, Mélanie Klein, sur les conditions 
de la psychanalyse des enfants. S’il est un apport théorique de cette riche correspondance, c’est d’attirer notre attention sur le fait que la psychanalyse n’est jamais aussi créative que lorsqu’elle s’élabore en lien avec la vie, hors de tout repli dogmatique et de toute instrumentalisation. C’est ce que nous invite aussi à méditer le psychanalyste et co-initiateur de l’Appel 
des appels Roland Gori.

Roland Gori.  « Il s’agit là d’un témoignage exceptionnel » 

La parution de la correspondance entre Anna Freud et son père était-elle particulièrement attendue par la communauté des analystes  ?

 

Roland Gori  : Cette correspondance est susceptible d’intéresser bien au-delà de la communauté des analystes. Elle s’adresse à ce que nous pourrions appeler l’opinion éclairée. La correspondance de Freud avec sa fille Anna ne traite pas seulement de psychanalyse. Elle constitue une sorte de rhizome où s’enchevêtrent les racines de l’histoire de la psychanalyse, celles d’une relation exceptionnelle d’une fille avec son père et ses disciples, mais aussi celles de la «  grande Histoire  ». Ce dernier aspect n’est pas négligeable. Les historiens disposent là d’un document précieux sur la vie d’une famille viennoise de la classe moyenne, juive laïque pendant les premières décennies du XXème siècle. Un autre intérêt de cette correspondance, comme d’autres précédemment publiées (celle entre Freud et Ferenczi, notamment), est de nous montrer que les concepts psychanalytiques ne sont jamais élaborés dans l’éther pur de la théorie et de la pratique. Ils émergent dans une surdétermination où se mêlent les logiques des pratiques thérapeutiques, de la réflexion théorique, du contexte culturel, mais aussi des diverses relations transférentielles, passionnelles et affectives. Entre Freud et ses disciples, la psychanalyse n’est pas qu’un domaine scientifique, c’est aussi «une affaire personnelle  ». En se spécialisant dans l’éducation psychanalytique des enfants, Anna a certainement trouvé la voie pour donner des enfants à son père…

 

Qu’un père prenne sa fille en analyse nous paraîtrait aujourd’hui tout à fait incongru… Etait-ce une pratique courante au début du 20ème siècle  ?

 

Roland Gori  : En tant que tel, c’est un cas exceptionnel. Mais à cette époque, il y avait une grande porosité entre la psychanalyse et la vie quotidienne. Dès lors, il n’est pas rare que l’on s’analyse mutuellement entre amis ou connaissances. Ferenczi a «  psychanalysé  » son commandant lors de balades à cheval, il a pris aussi la fille de sa maîtresse en analyse et a eu avec elle une relation amoureuse. Il a aussi tenu absolument à être analysé par Freud qui se montrait réticent à cette aventure. C’est un moment où la psychanalyse s’invente et se cherche, non sans risques. Les psychanalystes, Freud le premier, se sont trouvés dans la situation des physiciens, telle Marie Curie, qui a été irradiée par le radium qu’elle découvrait. Freud disait  : «  Nous risquons d’être roussis au feu du transfert  ». Ils s’y sont parfois  «  cramés  ». Cela contraste avec la conception technique de la psychanalyse, qui tend à dominer aujourd’hui. Le moment de la découverte, avec ses tâtonnements et ses expériences foisonnantes, comporte des risques mais détient aussi une formidable créativité. A ce titre aussi, cette Correspondance est un témoignage exceptionnel.

 

Pouvez-vous donner des exemples de cette créativité perdue  ?

 

Roland Gori  : Les concepts inventés en psychanalyse obéissent à une double logique. Il y a une logique de validité de la connaissance en lien avec l’expérience théorico-pratique. Et puis, il y en a une autre qu’on peut dire «  subjective  ». Prenons le débat Freud – Ferenczi sur l’importance du trauma dans la fabrique des symptômes. La découverte de Freud est que les symptômes proviennent de la réalité fantasmatique, psychique, du patient et non de la réalité de son histoire ; sans renier cette découverte, Ferenczi montre qu’une part de la réalité participe à fabriquer le symptôme. L’hypocrisie des parents, la violence symbolique de l’environnement, l’hypocrisie professionnelle du psychanalyste, peuvent jouer un rôle traumatique dans la création des névroses.  Cette importance du trauma dans la pratique et la théorie de Ferenczi proviennent bien évidemment de son expérience clinique. Et dans la relation avec Freud, elle prend un sens  : en plaçant entre Freud et lui le trauma, Ferenczi révèle une ambivalence que Freud ne manque pas d’analyser. Les transferts participent aux innovations théoriques et pratiques inévitablement. Comment ne pas percevoir dans les débats qui opposèrent Anna Freud et Mélanie Klein sur la place des parents dans l’analyse des jeunes enfants les tourments et les satisfactions de leur histoire personnelle  ? Il n’est pas sans importance que ce soit Anna Freud, dont l’analyste était le père, qui défende précisément l’idée qu’on ne peut psychanalyser les jeunes enfants qu’en associant leurs parents.

 

Anna Freud est passée à la postérité comme une «  gardienne du temple  », qui aurait rigidifié l’héritage de son père. Pourtant, si l’on vous suit, elle a forgé sa propre démarche à partir du dialogue avec son père, lequel pratiquait et pensait la psychanalyse en rapport constant avec la vie courante et son lot d’imprévus… N’y a-t-il pas là une certaine ambiguïté  ?

 

Roland Gori  : Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la psychanalyse n’a pas pour objet de rendre les analystes meilleurs, plus intelligents, etc. Il s’agit d’une méthode mise en acte dans une pratique clinique qui permet parfois une émancipation,  jamais acquise une fois pour toutes. C’est une bévue de croire que l’on est psychanalyste à plein temps, à vie, et que l’on est  à jamais émancipé. Une telle illusion et une telle idéologie sont d’autant plus aliénantes qu’elles se prévalent de la liberté et du désir. Les institutions psychanalytiques ont montré que le traitement politique qu’elles font des passions qui les traversent constitue leur impensé.

 

L’un des enjeux de cette correspondance entre Freud et sa fille Anna, c’est la question de l’homosexualité. Or il se trouve qu’aujourd’hui, la psychanalyse est interrogée dans les débats de société autour du mariage pour tous et de l’homoparentalité. Cette correspondance entre Freud et Anna est-elle de nature à nous éclairer sur les divisions actuelles de la communauté psychanalytique sur ces questions  ?

 

Roland Gori  : Contrairement à un préjugé tenace, Freud ne condamnait pas l’homosexualité. Même si, dans cette correspondance, on pressent qu’il ne reconnaît pas celle d’Anna et la voue davantage  au modèle traditionnel de la famille qui domine à l’époque. C’est un père à la fois soucieux de l’avenir de ses enfants, aimant et compréhensif, prodiguant aides, conseils et mises en garde, mais plutôt respectueux de leurs choix. Il faut replacer les choses dans leur contexte. La famille est un mot qui recouvre une réalité en perpétuelle évolution dans l’histoire, dont la signification change au fur et à mesure que les mœurs évoluent. Un même mot n’est pas un même concept. Il en va ainsi du mot «  homosexualité  » dont la définition psychanalytique n’a rien à voir avec la signification courante. Freud disait que «  nul ne peut être tenu pour homosexuel en fonction de son choix d’objet  ». Autrement dit, un Don Juan peut très bien être dans une position psychique homosexuelle malgré ses conquêtes féminines si son désir est orienté vers les rivaux ou la statue du commandeur. Pour la psychanalyse, ce n’est pas le comportement sexuel qui compte, mais la position psychique. Alors inutile de chercher dans la psychanalyse un guide des bonnes mœurs. Je le répète  : il faut cesser d’instrumentaliser la psychanalyse pour promouvoir une idéologie ou façonner une morale, du type pour ou contre le mariage gay, pour ou contre l’homoparentalité. De mon point de vue ce n’est pas aux psychanalystes  de délivrer des prescriptions morales ou sociales, d’édicter des normes de comportement. Les psychanalystes qui s’aventurent sur cette voie se leurrent en favorisant une servitude volontaire dont la psychanalyse est censée nous aider à nous émanciper. C’est en tant que citoyen que le psychanalyste peut participer à un débat de société, non en tant qu’expert.

Laurent Etre

Par Roland Gori, à lire dans Libération