La résurgence de l'idée simpliste qu'onpeut détecter - et qu'il faut détecter - les “graines de violence” au cours de la petite enfance

Hubert MONTAGNER, Dr. ès-Sciences, Professeur des Universités en retraite, ancien Directeur de Recherche à l’INSERM, ancien Directeur de l’Unité « Enfance Inadaptée » de l’INSERM

 

A la fin de l’année 2010, le secrétaire d’Etat à la Justice, Monsieur Jean-Marie BOCKEL, a remis au Président de la République le rapport dont il était chargé sur la Prévention de la Délinquance des Jeunes. Dans ce document, un “serpent de mer” surgit de nouveau : la détection à l’âge de deux à trois ans, entre deux et quatre ans... plus généralement au cours des premières années, des enfants qui seraient prédisposés (prédéterminés ?) à devenir violents. En quelque sorte, des “graines de violence en devenir”. Selon les partisans de cette thèse (pour certains, c’est une évidence ou une quasi-certitude), les conduites considérées comme violentes à l’adolescence et au delà seraient les “fruits”, prolongements, aboutissements... de comportements ou conduites que l’on étiquette comme violents ou potentiellement violents chez les jeunes enfants.

 

 

La posture incompréhensible « d’experts” ou de « spécialistes » au sujet des supposés “filiations”, relations causales ou corrélations qui existeraient entre les conduites « violentes » des préadolescents, adolescents ou jeunes adultes et les comportements « violents » des jeunes enfants

 

On peut comprendre que des hommes politiques tenants de l’ordre établi veuillent développer l’idée qu’il faudrait dépister dès la petite enfance les comportements qui prépareraient, annonceraient ou sous-tendraient les conduites considérées comme violentes chez les préadolescents, adolescents et/ou jeunes adultes, voire à tous les âges (au fait, qu’en disent les femmes, les mères, les grands-mères députées, sénatrices, ministres, maires… ? On les entend peu sur cette question). Leur élection repose en effet sur un dogme, une “philosophie” ou une stratégie qui entretiennent dans l’opinion publique la peur des individus inquiétants, menaçants, ou “tout simplement” dérangeants quand ils ne se comportent pas “comme tout le monde”, en tout cas selon les attentes du plus grand nombre. Ils donnent ainsi l’illusion de protéger les personnes et la société contre les individus destructeurs ou susceptibles de l’être. Mais, s’agissant de cliniciens, d’intellectuels, de pédagogues, de psychologues, d’acteurs sociaux ou d’acteurs de justice, à priori soucieux de prévenir les “troubles” du développement et/ou du comportement, de prévenir l’enfermement des jeunes dans la délinquance, la condamnation pénale, les échecs à l’école et ailleurs, la stigmatisation, la marginalisation sociale... il est affligeant qu’ils adhèrent à l’idée que l’on éviterait ou réduirait les phénomènes de violence si on détectait les présupposées “graines de violence” au cours des premières années de la vie (ils se gardent bien de préciser ce qu’ils “feraient” de ces enfants, avec ces enfants, pour ces enfants... mais aussi leur famille). Il est particulièrement incompréhensible, voire stupéfiant, que des pédopsychiatres véhiculent une telle idée malgré l’absence du “plus petit début de commencement” de preuve scientifique, ou même clinique (les anecdotes ne sauraient constituer un argument sérieux). Et aussi, malgré l’impossibilité méthodologique d’aboutir à la moindre conclusion vérifiable, sur fond de déficit conceptuel, théorique, éthique... et professionnel (voir plus loin). Que savent-ils réellement du développement individuel et de l’évolution des comportements des jeunes enfants d’un mois à l’autre, d’une année à l’autre... jusqu’à l’adolescence, et au delà ? Ignorent-ils la flexibilité des conduites du « petit de l’Homme » dans les différents lieux de vie 0ù il passe la plus grande partie de son temps d’éveil, notamment avec d’autres enfants (domicile d’une assistante maternelle, crèche, école maternelle...) ? Ignorent-ils les capacités des enfants âgés de deux à quatre ans à “gérer” sans brutalité, agression ou destruction les frustrations, conflits et “compétitions”, à priori susceptibles de “générer”, de faciliter ou d’amplifier les comportements considérées comme violents ou destructeurs ? Même quand on les dit “difficiles”, “perturbateurs”, “instables”, “hyperactifs”, « brutaux », “agresseurs”, “méchants”, “asociaux”, “anormaux”... ? Les “experts” ou supposés spécialistes savent-ils en particulier que les enfants étiquetés “violents”, “casseurs”, “destructeurs”... ont des possibilités ou capacités à développer des interactions sociales non menaçantes ou agressives dès lors que l’environnement et les partenaires s’y prêtent ? Mais, ont-ils réellement passé du temps dans les structures d’accueil et d’éducation de la petite enfance où ils préconisent de détecter les futures “graines de violence” ? J’en connais qui ont rarement mis les pieds dans une crèche, une halte-garderie ou une école maternelle, peut-être jamais, ou alors ils sont passés à l’occasion. Sans connaissance des réalités du terrain et de la petite enfance, et/ou en les déformant par suffisance, idéologie ou démagogie, quels sont les outils théoriques qui leur permettent de conceptualiser la “genèse” de la violence de l’enfant avec ses différents partenaires, notamment ses pairs, et pas seulement avec les parents ou la famille (fratrie, grands-parents...), en supposant qu’ils sachent vraiment de quoi ils parlent... ou veulent parler ? C’est quoi la violence supposée ou réelle des jeunes enfants... comparée à la violence réelle ou supposée des préadolescents, adolescents et jeunes adultes ?

 

Essayons de répondre.

 

Y a t’il et peut-il y avoir dans la petite enfance des indicateurs comportementaux ou autres qui seraient des indicateurs ou précurseurs des conduites dites violentes chez les préadolescents, les adolescents ou les adultes?

 

La réponse est clairement et absolument non. Voici pourquoi.

 

Les études longitudinales au cours des premières années

 

Ayant pour objectif de comprendre comment se construisent au fil du développement les systèmes de communication du jeune enfant avec ses différents partenaires, y compris les pairs, les équipes que j’ai eu l’honneur d’animer ont pu étudier d’un âge à l’autre ses modes de déplacement et d’appropriation de l’espace, ses habiletés motrices, ses comportements et interactions, ses systèmes de communication, ses rythmes... dans ses différents lieux de vie, essentiellement le milieu familial, la crèche, l’école maternelle et l’école élémentaire. En nous fondant sur des milliers d’heures d’observation et de films réalisés en continu (les cassettes vidéo sont toujours disponibles, et peuvent donc être analysées par des tiers), nous avons pu établir pour chaque enfant des grilles de comportements en fonction de l’âge, du sexe, des situations et contextes, des heures de la journée, des jours de la semaine, des variations de l’état de santé, des événements survenus à la maison, d’un certain nombre de variables biologiques, familiales et sociales. Ces outils nous ont permis d’étudier au fil du temps, souvent d’un jour à l’autre et d’une semaine à l’autre, la fréquence, la durée, la répétitivité et la variabilité d’une grande diversité de comportements, et d’en rechercher la signification, le sens et les fonctions (H. MONTAGNER, 1988-2006 ; H. MONTAGNER et al., 1978-1994).

 

Nous avons notamment répertorié ceux qui étaient manifestés dans les conflits et les situations de compétition (défense ou tentative d’appropriation d’un objet ou d’un lieu), en particulier les comportements dits agonistiques, c’est-à-dire les menaces, les actes d’agression dommageables pour l’intégrité des autres (morsures, griffures, tirages de cheveux, coups…), et les comportements de fuite. Mais aussi, les paroles qui génèrent des pleurs et des comportements de détresse. Nous avons également répertorié les comportements dits affiliatifs, c’est-à-dire ceux qui sont interprétés comme des adhésions aux actes, vocalisations, activités, paroles... du partenaire (sourires, rires, baisers, enlacements, offrandes, sollicitations, coopérations, entraides...), les comportements autocentrés, de retrait et d’isolement, et divers autres comportements (pleurs, détresses, trépignements, stéréotypies, conduites étranges...). A chaque âge, d’un jour à l’autre, d’une semaine à l’autre, d’un mois à l’autre et d’une année à l’autre, on peut ainsi proposer pour chaque enfant des “balances comportementales” qui permettent d’étudier comment fluctue chaque “catégorie” de comportements par rapport à chacune des autres. Par exemple, une balance dont l’un des plateaux “supporte” la fréquence des agressions physiques et/ou plus globalement des comportements agonistiques alors que l’autre plateau “supporte” la fréquence des comportements affiliatifs. S’agissant d’autres balances, l’un des plateaux peut “supporter” la fréquence des comportements autocentrés, de retrait, d’isolement, ou encore la fréquence des pleurs, conduites de détresse... Un tel outil permet de mettre en évidence les fluctuations comportementales de chaque enfant au fil du temps. On peut ainsi comparer chaque enfant à lui-même et à ses pairs au sein du même groupe et de la même structure (crèche, école maternelle...), mais aussi dans un groupe différent ou une structure différente (par exemple, à l’occasion du “passage” de la crèche à l’école maternelle entre deux ans et trois ans et demi). Les enfants sont observés et filmés au cours de l’accueil, de l’occupation de l’espace, des poursuites ludiques, des activités de construction, des situations conflictuelles, des compétitions, des activités proposées par les éducateurs ou enseignants, des repas...

 

Les enfants sécures

 

En résumé, sauf exception, les comportements affiliatifs prédominent tous les jours lorsque les enfants apparaissent installés et confortés dans la sécurité affective, c’est-à-dire lorsqu’il donnent le sentiment de ne pas être abandonnés, délaissés, oubliés, maltraités ou en danger. Ils arrivent à la crèche ou à l’école maternelle sans pleurs ni manifestations de détresse ni comportements d’agrippement du ou des parents au moment de le(s) quitter. Ils acceptent sans protestation, refus ou crainte apparente d’être conduits par une éducatrice (ou éducateur) dans le lieu de vie pour la journée. Cependant, un jour ou l’autre, au cours de plusieurs journées successives, d’une semaine à l’autre, à un moment ou un autre de l’année, la fréquence de leurs agressions peut beaucoup augmenter. Elle peut alors devenir comparable ou supérieure à la fréquence de leurs comportements affiliatifs. Les informations recueillies dans le milieu familial, à la crèche et à l’école maternelle, montrent qu’un tel “basculement” de la balance comportementale “comportements affiliatifs versus agressions”, coïncide avec un certain nombre d’événements et/ou de situations, contextes, “ambiances” ou conditions de vie. On peut citer : les souffrances corporelles du moment (irritations, érythèmes, blessures... ), les indicateurs qui peuvent annoncer ou accompagner une maladie (vomissements, diarrhées...), les manifestations de détresse inhabituelles au moment de l’accueil (pleurs inextinguibles, spasmes du sanglot...), les perturbations du rythme veille-sommeil (insomnies au cours de la nuit, réveils avec « terreurs » pendant la sieste), les événements inquiétants ou perturbants dans le milieu familial (fessée, bousculade, maladie, chômage ou perspective du chômage, conflits inhabituels entre les parents ...), et/ou dans la structure éducative (agressions reçues, chutes, absence d’une “figure d’attachement sécure” (voir plus loin), interactions conflictuelles avec le personnel...). Mais, les observations en continu montrent que la fréquence des agressions diminue et que les comportements affiliatifs redeviennent nettement prédominants chez les enfants sécures dès que les événements, situations, contextes, “ambiances” et conditions de vie perturbants, déstabilisants et/ou inquiétants ne sont plus constatés.

 

Les enfants non sécures ou insécures. Leurs possibilités évolutives

Par comparaison, les comportements agonistiques, en particulier les comportements d’agression (mais aussi, parfois, les conduites autocentrées, de retrait et d’isolement) prédominent d’une semaine à l’autre, d’un mois à l’autre, d’une année à l’autre lorsque l’enfant s’installe et se renforce dans l’insécurité affective (H. MONTAGNER, 2006). C’est ce qu’on observe par exemple en coïncidence avec des événements, situations, contextes, “ambiances” et/ou conditions de vie stressants, déstabilisants, inquiétants, anxiogènes et/ou angoissants qui se répètent ou se prolongent au quotidien. On peut citer : la maltraitance avérée par l’un ou l’autre des parents ou par la fratrie, la dégradation durable de l’état de santé de l’un ou l’autre des parents, le confinement dans un logement exigu, la perte d’emploi ou sa perspective, les conflits aigus et répétés au sein du couple parental, les séparations et divorces, la recomposition de la famille... et aussi, banalement, une naissance lorsque l’enfant se sent alors écarté des interactions accordées de la mère avec son bébé. Cependant, ce “tableau” et ce constat ne peuvent constituer un pronostic pour prédire l’ancrage des enfants non sécures ou insécures dans des conduites jugées violentes, notamment jusqu’à la préadolescence et au delà. En effet, malgré l’impossibilité méthodologique de mener des études longitudinales de la petite enfance à l’adolescence (voir plus loin), les données de la recherche sur quelques années successives montrent que rien n’est figé, prédéterminé et irréversible. Tout peut beaucoup évoluer au fil du temps, du développement et de l’âge. Par exemple, la fréquence des agressions des enfants non sécures ou insécures diminue de façon significative en même temps que la fréquence de leurs comportements affiliatifs augmente, lorsque les conditions de vie dans la famille (re)deviennent moins perturbantes, déstabilisantes, anxiogènes et angoissantes, plus apaisantes et rassurantes. C’est ce que nous observons lorsque les enfants non sécures ou insécures rencontrent durablement une “figure d’attachement sécure” en dehors du milieu familial, c’est-à-dire un(e) personne affiliative, non menaçante et non agressive qui peut et sait partager des émotions et des élans affectifs, sans juger l’enfant, sans le renvoyer à ses difficultés ou à celles de sa famille. Les deux personnes peuvent alors nouer des interactions accordées, c’est-à-dire des ajustements comportementaux, émotionnels, affectifs et rythmiques (D. STERN, 1982), même lorsque l’enfant non sécure ou insécure continue de vivre sous le même toit que sa famille. On observe des évolutions encore plus nettes si, en plus de la rencontre avec une “figure d’attachement sécure”, le rythme veille-sommeil de l’enfant se régularise et se stabilise au quotidien, et lorsque ses “troubles” du rythme veille-sommeil s’estompent (disparition des pleurs avant l’endormissement et diminution du délai pour s’endormir, réduction ou extinction des épisodes d’insomnie, disparition au cours de la nuit des réveils accompagnés de « terreurs »). Par exemple, lorsqu’il quitte un milieu familial insécurisant pour être accueilli pendant plusieurs semaines ou mois chez des grands-parents qu’il perçoit comme des « figures d’attachement sécure » ou dans une institution rassurante. L’évolution de l’enfant non sécure ou insécure vers plus de sécurité affective est encore plus nette lorsqu’il peut s’approprier au quotidien un environnement qui lui permet de “sceller l’alliance du corps et de la pensée” avec des pairs, en toute sécurité physique et affective. C’est-à-dire, “coloniser” toutes les dimensions de l’espace sans peurs, blocages affectifs, inhibitions et risques physiques (terrains d’aventure, escalades...). On observe qu’il prend alors confiance dans ses possibilités, potentialités et compétences, et aussi dans celles d’autrui, tout en canalisant son “hyperactivité” (« son trop plein de mouvements ») et son agressivité. Ses conduites affiliatives deviennent prédominantes (offrandes, sollicitations, coopérations, entraides...), parfois de façon spectaculaire, et ses processus de socialisation se développent avec un nombre croissant de partenaires. Les nouvelles capacités ainsi révélées, rendues lisibles ou fonctionnelles modifient le regard et les représentations des parents, des éducateurs et des pairs. C’est ce que notre unité de recherche de l’INSERM “enfance inadaptée” a clairement montré en recevant toutes les semaines dans un local spécialement aménagé des groupes d’enfants accueillis dans une crèche, une école maternelle ou une institution (H. MONTAGNER et al., 1993, 1994).

 

Pour résumer, lorsque, durablement, un enfant non sécure ou insécure peut rencontrer au moins une “figure d’attachement sécure”, réduire ses déficits de sommeil tout en réduisant les “troubles” de son rythme veille-sommeil, et “sceller avec des pairs l’alliance du corps et de la pensée” dans toutes les dimensions de l’espace, ses comportements affiliatifs deviennent nettement prédominants par rapport à ses comportements d’agression, et ses processus de socialisation sont de plus en plus lisibles et de mieux en mieux reconnus. Dans ces conditions, à la crèche ou à l’école maternelle, un enfant âgé de deux à six ans “réputé” mordeur, « griffeur », “tireur” de cheveux, donneur de coups, brutal, casseur, violent, ... modifie son registre comportemental et relationnel. Au fil du temps, il inverse sa balance “comportements affiliatifs versus agressions”, parfois de façon spectaculaire. Sans aucun doute, il apparaît moins souvent agresseur, brutal ou violent que quelques mois auparavant.

 

Rien ne permet donc d’affirmer qu’il y ait une continuité inéluctable dans les registres de comportements des jeunes enfants d’une année à l’autre. Rien ne permet de pronostiquer que certains vont s’enfermer ou se laisseront enfermer dans un profil d’agresseur, de personne violente ou susceptibles de le devenir, et encore moins affirmer qu’il accentuera ce profil.

 

 

L’impossibilité méthodologique d’organiser des études longitudinales au delà de l’âge de six ou sept ans

 

Il est quasiment impossible de comparer un enfant à lui-même et à ses pairs au delà de six ou sept ans, en particulier jusqu’à la puberté , pour deux raisons principales.

 

Des changements multiples, imprévisibles et « incontrôlables » surviennent chez les jeunes en cours de développement et dans leur environnement au fil de l’âge et du développement individuel.

Les changements de partenaires et d’environnements qui se multiplient de l’école maternelle au lycée inclus, « produisent » des influences multifactorielles, contradictoires et complexes qu’il est impossible d’évaluer peu ou prou, ou même de percevoir, et dont il est impossible de mesurer les conséquences, relations causales ou corrélats. Rien ne peut être réellement contrôlé et maîtrisé, en supposant qu’une étude longitudinale soit envisageable aux plans de la protection des personnes, de la morale, de la déontologie et de l’éthique. Par exemple, comment est-il possible de comparer des enfants à eux-mêmes et à d’autres lorsqu’ils quittent l’école élémentaire pour entrer au collège, et ainsi lorsque le(s) groupe(s) de pairs, les pédagogues, les partenaires éducatifs, l’environnement, les “’rythmes scolaires”... ne sont plus les mêmes, et alors que les perceptions, représentations et attentes des parents sont encore plus étroitement focalisées sur les résultats scolaires, mais aussi celles des pédagogues, des éducateurs et de l’institution ? “Parallèlement”, “avec le temps qui passe”, de multiples changements intrafamiliaux rendent impossible toute comparaison d’un âge à l’autre, en particulier entre l’enfant à l’école élémentaire et le même enfant au collège puis au lycée, mais aussi avec les pairs… qui ne vivent pas dans le même milieu familial (recompositions, naissances, départs, changements de profession, situation sociale des parents...). Enfin, les transformations morphologiques, anatomiques, physiologiques et psychiques liées à la puberté engagent chaque jeune dans une nouvelle « carte d’identité » à nulle autre pareille et dans une nouvelle « dynamique » qui ne peut être comparée à celle de la petite enfance ou des âges qui précèdent la puberté, quelles que soient les racines et terreaux qui ont façonné la personne au fil des années. En outre, elles sont plus précoces chez certaines personnes. Comment comparer les filles à elles-mêmes et aux autres selon que la puberté survient à l’âge de dix ans, parfois plus tôt, ou à treize ans, parfois plus tard, mais aussi aux garçons du même âge et de la même classe alors que leur puberté est plus tardive ?

 

Bien évidemment, les registres de comportements ne sont pas comparables dans la petite enfance, à la préadolescence et à l’adolescence

Au fil de l’âge et du développement individuel, les comportements et conduites évoluent évidemment, en particulier dans leurs composantes agonistiques et affiliatives, mais de façon différente selon que les partenaires sont les parents, la fratrie, les pairs, les éducateurs ou les enseignants. En même temps, le développement des capacités langagières et cognitives engage les interactions dans des processus et phénomènes de plus en plus complexes. Par exemple, de l’école maternelle au collège, on peut voir apparaître et se développer chez certains élèves le “bullying” (ou harcèlement), les enchaînements de coups de poings ou de coups de pied « sans raison apparente », les discours blessants, les jeux de rôle violents, les phénomènes d’exclusion, de boucs émissaires et de rackets, les agressions sexuelles... mais on peut aussi les voir disparaître, en tout cas s’atténuer, sans qu’il soit possible de formuler une explication rationnelle, faute d’avoir la possibilité clinique, intellectuelle ou matérielle de comprendre le sens d’une telle évolution. Chez les jeunes réputés agresseurs ou violents, on peut constater “l’émergence” ou le renforcement sans raison apparente de comportements dangereux (par exemple, les strangulation et les actes qui provoquent des brûlures, hématomes, coupures...). Mais, ils peuvent aussi être manifestés à l’occasion par les plus affiliatifs et socialisés, ou encore par ceux qui apparaissent autocentrés, timides et introvertis … pour des raisons souvent inexpliquées, sans « lien » avec les comportements manifestés dans la petite enfance. Par ailleurs, un jeune au statut de leader dont les conduites affiliatives sont largement prédominantes (charismatique, il est attractif, séducteur, entraînant, imité, écouté et suivi), peut induire chez un ou plusieurs pairs de son « groupe » des actes de violence à l’encontre d’un tiers alors que lui-même n’y participe pas. Des regards incitatifs, des mimiques, des gestes, des attitudes, des paroles codées, des « micro comportements »... sans équivalent ou précurseur lisible dans la petite enfance, peuvent suffire au leader pour “commander” une agression à l’encontre d’un tiers.

 

 

CONCLUSIONS

 

En conclusion, si on se fonde sur la bibliographie et les banques de données dans les domaines de la petite enfance et des jeunes enfants, il n’y a aucune étude longitudinale et reproductible qui permette d’établir, à partir de faits vérifiés et vérifiables, qu’il y a des relations causales ou même des corrélations entre des comportements interprétés comme violents chez les jeunes enfants et des conduites considérées comme violentes à la préadolescence, à l’adolescence et/ou aux âges adultes.

 

Plutôt que d’affirmer tout et son contraire (par exemple, en même temps la résilience et la thèse d’une prédisposition ou pré-détermination des comportements et conduites dès la petite enfance), il faut enfin considérer chaque enfant comme une personne sans cesse en évolution, riche de possibilités, potentialités et compétences, capable de se transformer à tous les âges, de s’ajuster à ses partenaires et de s’adapter à son environnement, et non pas comme un futur délinquant. Plutôt que de se focaliser sur la violence et l’échec scolaire, il est temps de réfléchir sérieusement aux mesures à mettre en œuvre dans la clarté et la concertation pour que les enfants de tous les milieux puissent évoluer dès leurs premières année dans une société apaisée qu’ils puissent comprendre, et pour que, ainsi, ils puissent être acteurs de leur développement, tout en évitant les cul-de-sac et les engrenages les plus destructeurs. C’est possible dès lors que l’on considère d’abord les enfants de tous âges comme des personnes et des êtres sociaux à part entière qui ont d’abord besoin d’être rassurés, d’être aimés et de jouer (être et faire sans autre finalité que jouer), et non pas comme des individus « larvaires », égotiques, égoïstes et potentiellement pervers que l’on soupçonne d’être « des graines de violence en devenir ». Et qu’il faut programmer et formater dans des systèmes qui conduisent les plus vulnérables, fragiles et démunis dans les engrenages de l’exclusion sociale, de la marginalité, de l’échec et de la désespérance. Il faut pour cela que chaque enfant puisse s’installer et se conforter à tout âge dans un sentiment de sécurité affective qui lui permette de prendre confiance en soi, de faire confiance aux autres et de développer peu ou prou l’estime de soi. Il peut ainsi sortir de ses peurs, blocages affectifs et inhibitions, de ses inquiétudes, de son anxiété et de ses angoisses, en tout cas les relativiser et les supporter, avant de les dépasser. Il peut alors ouvrir les vannes des émotions imbriquées dans le langage oral (qui n’est pas seulement un vecteur de la communication et de la pensée, mais aussi un creuset et un ferment d’émotions). Ce qui lui permet d’induire et d’accepter des interactions accordées avec un nombre croissant de partenaires et de ne plus en avoir peur, notamment les pairs de tous horizons, y compris dans des situations de frustration, de conflit et de compétition susceptibles de générer des agressions. Tout enfant peut alors libérer et structurer des compétences sociales jusqu’alors non lisibles ou fonctionnelles dont certaines sont des socles majeurs de l’écoute mutuelle, des élans vers autrui, des processus de socialisation et de l’imitation réciproque. Ce sont en même temps les processus cognitifs jusqu’alors masqués, cachés ou enfouis qui deviennent fonctionnels, et ainsi lisibles et audibles, en particulier ceux qui permettent de comprendre les intentions, projets, pensées et propositions des autres, tout en activant les différents ferments de l’intelligence et de la créativité (anticipations, intuitions, inductions, raisonnements hypothético-déductifs…).

 

On permet aux enfants non sécures ou insécures dont l’avenir est incertain de s’installer peu ou prou dans la sécurité affective, la confiance en soi, la confiance dans autrui et l’estime de soi, en créant des lieux et structures où ils puissent rencontrer au moins une « figure d’attachement sécure » et nouer ainsi des liens d’attachement singulier à travers des bains d’interactions accordées, en particulier lorsque la famille en souffrance n’a pu, su ou voulu l’apaiser et le rassurer. Et où l’enfant soit reconnu comme une personne attachante malgré ses colères, jalousies, « provocations »,« défauts » supposés… Il faut en même temps qu’ils puissent se reconstruire dans leur organisation temporelle, c’est-à-dire resynchroniser leurs rythmes biologiques et biopsychologiques par rapport aux donneurs de temps majeurs de l’environnement (alternance du jour et de la nuit, rythmes sociaux, rythmes scolaires enfin aménagés pour que chacun puisse tirer son épingle du jeu). Il faut également qu’ils puissent se construire ou se reconstruire en scellant l’alliance du corps et de la pensée dans toutes les dimensions de l’espace (hauteur, profondeur…). Ils peuvent alors se découvrir des ressources insoupçonnées, donner sens et signification aux conduites des partenaires qui les accompagnent au cours des conquêtes spatiales à risque (« mesuré ») dans les lieux les plus variés. Ils construisent ou confortent en même temps toute la gamme des concepts spatiaux qui permettent de s’approprier les milieux les plus complexes et qui autorisent les raisonnements les plus élaborés.

 

J’ai proposé de nouvelles structures de vie et d’éducation qui permettent d’agir sur les « fondements » majeurs de la sécurité affective, en particulier des « Maisons de la petite enfance » pour accueillir et rassurer les futures mères, les femmes enceintes, les familles en cours de constitution… et des « Crèches-écoles enfantines » pour assurer sans ruptures l’accueil des enfants âgés de deux à quatre ans par une équipe pluridisciplinaire, en interaction et imbrication avec les familles et l’école maternelle. J’ai aussi proposé une nouvelle organisation et un nouveau mode de fonctionnement de l’école, notamment en la transformant en écosystème, c’est-à-dire un lieu de vie, d’éducation et d’instruction centré sur la « personne enfant » et non pas seulement la « personne élève », fondé toute l’année sur les interactions entre les différentes composantes (enseignants, autres éducateurs, parents, familles, acteurs extérieurs mais concernés par le projet éducatif et pédagogique tels que la mairie, les associations, les clubs sportifs, les ateliers d’arts plastiques ou de musique…).`

 

Il n’y a plus de fatalité dès lors que la sécurité affective est installée et confortée. Tout peut devenir possible. La sécurité affective est en effet le cœur de l’enfant et le moteur de son développement. Mais aussi, le paravent et le bouclier qui le protègent des culs-de-sac humains que sont la marginalité sociale, la solitude, la peur et l’évitement de l’autre, la fuite dans les processus destructeurs (addictions à l’alcool et aux drogues, suicides), et le passage aux actes destructeurs dans les conduites d’agression et la violence. Surtout quand il souffre au sein d’une famille elle-même en souffrance.

 

C’est la sécurité affective du jeune enfant qui est en amont et qui irrigue le futur. Elle doit être au centre des réflexions et propositions si on veut réellement prévenir les maux majeurs dont souffre notre société, en particulier l’enfermement des jeunes dans la marginalité, la solitude, la violence, l’échec et le désespoir.

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Par Roland Gori, à lire dans Libération