Les petits Napoléons des organismes de recherche

L’approche d’un bicentenaire sans intérêt donnerait-elle des idées aux nostalgiques d’un pouvoir impérial ? Sans nécessaire référence historique, des ambitions ordinaires trouvent en tout cas, ces temps-ci, grâce à la diversion entretenue par la CoviD, l’occasion de pousser discrètement leurs pions.

Le phénomène est indubitable dans nos organismes publics de recherche, établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) en particulier, où les attaques contre toutes les formes de démocratie interne deviennent presque quotidiennes. Tantôt à l’INSERM, où le président-directeur général a réussi à se faire attribuer le droit de nommer le président du conseil scientifique, tantôt à l’INRIA, où le P-DG menace des élus de mesures de rétorsion pour avoir, seulement, fait leur travail d’information des personnels (cf. SNCS-Hebdo 20 n°9 le PDG de l’INRIA en pleine dérive autocratique). Au CNRS, le P-DG avance réforme après réforme pour réduire la démocratie interne à la portion congrue, poussant dernièrement à une réduction historique de la collégialité, tant en ce qui concerne les modes de désignation des membres du Comité national que son rôle dans les procédures de recrutement ...

Nous n’avons, probablement hélas, encore pas tout vu. L’épidémie n’ayant pas fini d’accaparer l’attention, les temps restent propices à la poursuite des manœuvres de détricotage. Nous ne les laisserons pas faire !

Christophe Blondel, membre du bureau national du SNCS-FSU

Les attaques contre les organismes publics de recherche ne sont malheureusement plus nouvelles. Depuis qu’a été lancé par le MEDEF, en 2007, le mot d’ordre de « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance », depuis qu’un président de la République a cru malin d’ironiser sur le chauffage et la lumière*, l’agression, même pas interrompue par l’alternance politique, continue. À l’idéal collectif, dévoué à l’intérêt général, qui a pourtant fait le succès de la recherche française pendant un demi-siècle, le discours officiel oppose aujourd’hui le modèle des « premiers de cordée », l’accentuation de la « culture de projet », l’ordre imposé par des orientations « stratégiques » décidées en haut, le tout dans le plus grand mépris des libertés académiques et de la communauté scientifique.

Comme cette politique de démolition obstinée suscite, depuis treize ans, une certaine résistance, les outils gouvernementaux se perfectionnent et deviennent toujours plus insidieux. Nous avons eu l’épisode des ComUE, contre lesquelles il a fallu lutter pour que les organismes nationaux ne deviennent pas – inversion absurde – leurs valets. Nous avons depuis 2018, encore plus dérégulés, les établissements expérimentaux, dont nous avons dénoncé les dangers.

Sous prétexte de souplesse, la dérégulation est, en effet, un outil privilégié lorsqu’il s’agit de fragmenter les organismes publics et de précariser leurs personnels. Une variante à l’effacement pur et simple de la loi consiste à truquer son élaboration en la faisant précéder d’une concertation de façade (on a vu comment le sens même des avis que nous avons donnés lors de la préparation de la LPR a été occulté) et en utilisant la procédure accélérée. Ainsi fut triomphalement expédiée, en décembre, une loi « de programmation » qui ne programme rien de sérieux mais sonne la charge contre le statut des chercheurs, désormais directement menacé par le développement, voulu politiquement, des « chaires de professeur junior ».

Dans ce contexte, les présidents ou directeurs généraux d’organisme de recherche, à qui ces outils de dérégulation sont servis sur un plateau, se sentent pousser des ailes. À l’INSERM, la consigne selon laquelle « ce n’est pas à un collège électif de scientifiques de décider de la politique scientifique »† a été prise au pied de la lettre : par un caprice du prince, les membres du conseil scientifique ont été déclarés inaptes à choisir eux-mêmes leur président ! Par un autre caprice, les commissions scientifiques spécialisées (dont la composition et le fonctionnement, autrefois régulés par arrêté ministériel, ont été mis en 2009 entre les mains du président) sont menacées d’une refonte d’une telle complexité que le conseil scientifique (pourtant désormais bien présidé ...) a refusé de l’approuver.

 

Au CNRS, le P-DG pose des jalons pour remettre en cause la composition des sections du Comité national. Sans doute sont-elles suspectes à ses yeux, à cause de leurs deux tiers de membres élus, d’entraver l’expression d’un nouveau genre de darwinisme social ... Pourtant deux tiers d’élus cela a pratiquement toujours été la composition de cette assemblée représentative, et il fallait bien qu’elle eût cette majorité d’élus en son sein pour l’être, représentative ! Sans doute contrarié que les jurys d’admission des concours de recrutement des chercheurs, dans leur mission de police, aient été condamnés deux fois coup sur coup par le tribunal administratif, le P-DG montre, en occultant les classements d’admissibilité par ordre de mérite, qu’il n’entend pas en rester là. Non content d’avoir désormais à sa main la distribution chaque année de 200 allocations doctorales et le recrutement futur des « tenure tracks », il veut maintenant exercer, sur le recrutement des chercheurs, un pouvoir tel qu’aucun des directeurs de l’établissement n’en a jamais eu. Célébrer le 80e anniversaire de l’organisme et donner à un nouveau grand calculateur le nom de Jean Zay c’était très bien. Encore faut-il avoir la cohérence, lorsqu’on célèbre la mémoire des pères fondateurs, d’en respecter aussi l’œuvre, si respectueuse elle-même – vocabulaire d’époque – de la communauté des savants.

Constatant ainsi toutes les rayures laissées sur les parquets par les directeurs d’organismes, nous sommes saisis d’une inquiétude : que fait la ministre chargée de la recherche ? Est-elle l’orchestratrice du désordre ? Ou, tout à sa traque hallucinée des « islamo-gauchistes », a-t-elle oublié le devoir qui lui incombe de tenir ses petits soldats ? Comme elle ne répond plus à nos demandes de rendez-vous depuis des mois, nous en sommes réduits aux conjectures. Mais il conviendrait de tempérer certaines ardeurs autocratiques. Les prises de pouvoir par les petits généraux aux grands appétits, l’histoire l’a montré, finissent rarement bien. Désespérer les futurs candidats aux métiers de la recherche en laissant perdurer une ambiance aussi délétère n’est, en tout cas, pas un bon plan sur l’avenir.

 

Bruno Chaudret Directeur de Recherches CNRS Membre de l'Académie des Sciences

 

* N. Sarkozy le 22 janvier 2009

† N. Sarkozy le 28 janvier 2008

Par Roland Gori, à lire dans Libération