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Roland Gori et Dostena Anguelova analysent comment des réseaux d'experts s'efforcent de neutraliser toute résistance au dogme néolibéral.
« La technique est désormais notre destin, au sens où Napoléon le disait, il y a cent cinquante ans, de la politique, et Marx, il y a un siècle, de l’économie [1]. »
L’installation d’un Conseil scientifique de l’Éducation nationale par le ministre Jean-Michel Blanquer a provoqué quelques légitimes inquiétudes dont la presse s’est fait l’écho. Voilà un ministre qui met parfaitement en œuvre les décrets d’application de l’expression présidentielle « en même temps [2] ».
Tout en chantant les louanges de l’humanisme, et en se référant à la méthode Montessori qui préconise l’« auto-éducation » de l’élève, « en même temps » le ministre Blanquer installe un conseil scientifique à la tête duquel il nomme Stanislas Dehaene, éminent professeur de psychologie cognitive et expérimentale au Collège de France, entouré d’une « brochette » de positivistes assumés.
Ces « experts » piloteront et corrigeront au mieux par IRM et protocoles « randomisés » la pratique pédagogique du « million d’employés [3] », comme les nomme Stanislas Dehaene, chargés de les encadrer. Rien ne sera laissé au hasard, à la contingence et à l’imprévu. Ce sera le règne de « la mesure [4] » et de l’« efficacité » qui guideront les pas des « écoliers-machine », et des « employés » en charge de leurs « apprentissages ».
Les métiers de l’éducation enfin, après bien d’autres, seront efficaces et mesurés, leurs actes rationalisés, décomposés, organisés et prescrits par des décideurs, bref, taylorisés [5]. Les « experts » fourniront les guides pratiques nécessaires. Le sacre de l’élève, parfaite machinerie cognitive et neuronale prompte à épeler et à calculer, pourra advenir. Les tests internationaux et autres rankings pourront l’attester. Cela n’empêchera pas les rhétoriques de propagande humaniste et l’appel mystique à la Nation.
Une nation start up qui, là comme ailleurs [6], impose des pratiques sociales férocement aliénantes, enserrées aux deux extrêmes par l’économisme et le scientisme. Mais, ces nouveaux dispositifs d’encadrement de nos manières de vivre ne sont pas des phénomènes isolés. Ils constituent un fait de notre civilisation européenne normalisée toujours davantage par les standards américains.
C’est dans la niche écologique de cette culture qu’émergent les think tanks : centres d’expertise privés qui accueillent des universitaires d’élite et prétendent représenter la société civile face à l’État. Dans cette révolution symbolique (Pierre Bourdieu) les « experts », favorables au néolibéralisme, fournissent des recettes de bonne « gouvernance », apte à éclairer l’opinion publique des démocraties, libérales ou en voie de le devenir [7].
Au cours de cette « transition démocratique », ces thinks tank, « indépendants » et « objectifs », ont pour charge politique d’éviter aux peuples de ces démocraties libérales, ou en cours de « libéralisation », la nostalgie d’idées socialistes ou souverainistes. Il faut une fois pour toutes dire, et répéter ad nauseam, qu’il n’y a pas d’autre alternative que celle d’un néolibéralisme auquel même les « partis de gauche » de la social-démocratie se sont ralliés. La preuve par l’exemple !
Ces « clans » de « l’extrême centre », formés dans les réseaux du soft power américaine, ont réussi à incarner leur rêve dans le parti du président Macron. Le programme présidentiel avait en effet pour « grand ordonnateur » Jean Pisani-Ferry – fondateur et ancien directeur du très influent think tank européen Bruegel. Claude Bébéar, le fondateur d’un think tank libéral de droite – l'institut Montaigne – rend public pour la première fois son choix de vote dans Les Échos : Emmanuel Macron est la solution pour la France ! Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne, travaille également sur le programme du futur président, notamment dans le domaine de l’éducation, d’où est issu le ministre Jean-Michel Blanquer, vieux compagnon de route de l’Institut Montaigne.
Ces nouveaux lobbies que sont les thinks tank vident de leur sens le cadre institutionnel traditionnel de la démocratie républicaine. Ils installent au cœur de l’État les dispositifs de contrôle et de normalisation aptes à répondre aux exigences de l’économie et de l’opinion du néolibéralisme.
Cette révolution symbolique, accomplie au nom de l’humanisme, des droits de l’homme, de la modernisation, de la transition démocratique (dans les pays de l’Est), ou encore de la « nouvelle économie de la connaissance », aiderait le peuple à survivre dans la féroce compétition du marché mondial.
C’est ainsi que la réforme de l’éducation et des universités en Europe (stratégie de Bologne) a été initiée dans les coulisses par des experts de think tanks et des Centres d’études avancés, créés en Europe à partir du modèle du fameux Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (CASBS). Fondé en 1954 par la fondation du grand industriel Ford, ce centre incarne l’idée de son sponsor que les sciences sociales devraient contribuer au contrôle de la société devenant « plus proches des sciences naturelles, plus expérimentales dans leur orientation empirique et plus formelles dans leur orientation théorique ».
Les réseaux de ces experts devaient surtout lutter contre la tradition philosophique et historique européenne en favorisant leur dépolitisation et assurant la neutralité axiomatique du discours scientifique en le réduisant à une simple technique. Neutralité dont le grand historien polonais Johan Droysen disait qu’elle était une « neutralité d’eunuque ».
Les grands commis de l’État cèdent leur place à une élite d’experts, réformiste et « progressiste », au service du système déshumanisant du capitalisme industriel, puis financier. Cette hybridation du public et du privé confisque les conditions d’une libération du politique. Et ce jusqu’à l’assistance économique et sociale aux plus pauvres qui, sous l’influence des contrats à impact social [8], transforme l’esprit de solidarité nationale en investissement lucratif.
Reste à savoir si la société aura encore la capacité de réagir ou si « l’élite d’ombre » des experts des think tanks a déjà réussi à neutraliser toute forme de résistance intellectuelle ? Aujourd’hui, l’opposition droite/gauche tend à se redoubler d’un conflit sourd entre deux visions du monde. Une métaphysique transhumaniste d’un cyberfutur (l’homme-robot gouverné par des experts) et un désir, encore mal défini politiquement, de liberté et de fraternité pour qui « la pluralité des humains est la loi de la terre » (Hannah Arendt).
[1] Günther Anders, Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], Paris, Ivrea, 2001, p. 22.
[2] Roland Gori, « « En même temps », ou le grand écart du nouveau président », Libération, le 23 juillet 2017 ; « De quoi « « En même temps » est-il le symptôme », Le Media, 30 janvier, 2018.
[3] Stanislas Dehaene, L’invité-actu par Caroline Broué, France Culture, le 13 janvier 2018.
[4] Stanislas Dehaene, France Culture, ibid.
[5] Roland Gori, « Dans le monde du travail, le spectre de Taylor rôde encore », Libération, le 10 mai 2016.
[6] On se référera par exemple à la transformation du travail social et éducatif sous l’effet des impact social bond.
[7] Dostena Anguelova, Les Experts de la tradition, 2010, Iztok Zapad, Sofia ; Dostena Anguelova, Think tanks : imposteurs de la démocratie, CS éditions Paris, coll. Exote, 2018.
[8] Jean-Sébastien Alix, Michel Autès, Nathalie Coutinet et Gabrielle Garrigue, « Les contrats à impact social : une menace pour la solidarité ? », le 16 janvier 2018, La vie des idées.fr
Par Roland Gori, à lire dans Libération
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