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Soignants et salariés des hôpitaux ont manifesté, mardi, pour réclamer plus de moyens. Frédéric Pierru, spécialiste de la sociologie du champ médical a répondu à vos questions.
Soignants et salariés des hôpitaux sont appelés à une nouvelle journée de mobilisation et de grève, mardi 7 juin, par la CGT et ses alliés, pour réclamer des hausses de salaire et d’effectifs. Des rassemblements sont prévus dans au moins cinquante villes.
Le feu couve aux urgences : faute de soignants, au moins cent vingt services ont été forcés de limiter leur activité ou s’y préparent, selon un décompte fin mai de l’association SAMU-Urgences de France. Dans un entretien accordé à la presse régionale, vendredi, M. Macron a promis de « prendre des décisions d’urgence dès juillet », justifiant ce délai par la volonté de « regarder service d’urgence par service d’urgence et SAMU par SAMU, territoire par territoire où il y a des besoins ».
Dans un tchat, Frédéric Pierru, chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE), docteur en sciences politiques et sociologue au CNRS et spécialiste de la sociologie de l’action publique et du champ médical a répondu aux questions des lecteurs du Monde sur la crise à l’hôpital.
Frédéric Pierru : Hélas, non, en particulier pour la démographie médicale. On le sait, il faut dix à douze ans pour former une ou un médecin. Le marasme de l’hôpital public, comme le manque de médecins généralistes en ville, trouve une grande partie son origine dans les politiques malthusiennes des années 1990 et 2000, guidées en grande partie par des raisons budgétaires : moins de médecins, c’était, pensait le ministère des finances, moins de prescripteurs et donc moins de dépenses. Ce qu’on sait moins, c’est que les syndicats de médecins étaient aussi favorables à cette politique malthusienne, car ils craignaient la paupérisation de la profession du fait d’une « pléthore » fantasmée. Aussi bien les effets du renforcement du numerus claususau cours de ces décennies se font pleinement sentir aujourd’hui.
Pour inverser la tendance, il faudra donc quinze à vingt ans. Il reste les « rustines », comme l’appel massif à des médecins étrangers, qui manquent à leurs pays. Pour les paramédicaux, le problème est ailleurs : la crise des vocations. L’hôpital public n’attire plus les jeunes soignants et, quand ils viennent à l’hôpital, ils le quittent assez vite étant donné les conditions de travail dégradées et un pouvoir d’achat longtemps en berne.
Il est très difficile de répondre globalement à cette question, tant les réalités diffèrent selon qu’il s’agit des médecins ou des personnels paramédicaux, mais aussi selon les spécialités et les services. La direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la santé (Drees) estime que les effectifs hospitaliers ont augmenté de 14 % entre 2003 et 2017. Mais la demande adressée aux hôpitaux a augmenté encore plus vite, ce qui s’est traduit par une augmentation substantielle de la productivité, autrement dit par une intensification du travail et la dégradation des conditions de réalisation de ce même travail.
Le Ségur de la santé s’est traduit principalement par un rattrapage partiel de la perte de pouvoir d’achat liée au gel du point d’indice à compter de 2010. Toutefois, c’est nettement insuffisant pour inverser la tendance lourde de la désaffection des soignants pour l’hôpital public. De mon point de vue, le Ségur a été assez catastrophique, car, installé en sortie du premier confinement, les soignants, applaudis aux balcons pendant la première vague du Covid-19, en attendaient beaucoup, certainement trop.
La désillusion a été sévère et, par exemple, nombre de paramédicaux qui animaient le Collectif interurgence, à l’avant-garde des mobilisations en 2018 et en 2019, sont partis, soit vers d’autres services, soit ont quitté l’hôpital public pour devenir infirmiers de pratique avancée. De façon unanime, mes interlocuteurs hospitaliers, médecins ou infirmiers, ont eu l’impression d’avoir été « roulés dans la farine », si vous me permettez cette expression. Pour autant, il faut dire une chose : le gouvernement avait des marges de manœuvre très limitées, puisque le système hospitalier paie une politique de deux décennies, en particulier en matière de démographie des professionnels de santé.
On ne le sait pas. Comme pour le Covid-19, qui a embolisé l’hôpital et obligé à des déprogrammations d’interventions, notamment en matière d’oncologie, il y a et il y aura clairement des pertes de chances. Mais ces dernières sont très difficiles à évaluer numériquement. La régulation de l’accès aux urgences via le SAMU, difficilement praticable selon moi, va conduire à réorienter une partie de la demande des urgences vers une médecine de ville en situation elle aussi tendue et, de surcroît, en pleine période estivale. Il y a un risque que cette demande de soins ne trouve pas son offre… Les urgences seront forcément embolisées, et le service public ne peut refuser de soigner des gens !
Je ne sais pas s’il s’agit d’une volonté de favoriser l’offre privée. Globalement, l’offre de soins est en grande partie privée pour des raisons historiques : la médecine de ville est une médecine libérale ; en raison d’un hôpital réservé aux indigents jusqu’en 1945, s’est développé un important secteur de cliniques commerciales destinées aux catégories moyennes et supérieures. La logique « marchande » a donc toujours existé ! L’hôpital public est, de fait, la composante publique de l’offre de soins.
Vous avez, par contre, raison de dire que c’est l’hôpital public qui a été en ligne de mire des politiques de maîtrise des dépenses publiques au cours de ce que je qualifierais la « décennie hospitalière maudite » : 2010-2020. C’est l’hôpital qui a été particulièrement sollicité pour participer à la réduction de la dette et du déficit publics post-crise financière de 2008. Tandis que la médecine de ville était « chouchoutée » avec une politique fort peu contraignante, sur tous les plans, budgétaire mais aussi de régulation : on a laissé prospérer les dépassements d’honoraires, on a fait des politiques incitatives pour résorber les « déserts médicaux », alors même que l’on sait que ça ne fonctionne pas. Quant au secteur des cliniques privées, ses représentants vous diraient que le ministère de la santé est pro-hôpital public. Cela étant dit, elles ont la possibilité, elles, de sélectionner les patients et de choisir les « créneaux » rentables, ce que ne peut pas l’hôpital public.
La crise de la pandémie a été à la fois un révélateur et un catalyseur de la crise hospitalière. Un révélateur, car on a bien vu que le fonctionnement à flux tendu encouragé depuis quinze ans par les pouvoirs publics est incapable de faire face à une situation exceptionnelle, en plus de dégrader les conditions de travail des soignants. Il n’y a donc aucun « stock » de lits et de personnels pour faire face à ces situations exceptionnelles. Et l’on voit bien que l’été va provoquer la même situation que le Covid-19 : il va falloir « protéger » l’hôpital en essayant de réorienter la demande vers d’autres compartiments du système de soins. Mais comme ces compartiments sont eux-mêmes en tension, en particulier la médecine générale…
Elle a été un catalyseur, car les soignants ont beaucoup espéré une réorientation substantielle de la politique de santé en guise de leur dévouement. Force est de constater que la déception, sinon la désillusion, a été au rendez-vous, ce qui a incité un certain nombre d’entre eux soit à quitter l’hôpital, soit même à quitter le secteur sanitaire tout court. Nombre d’entre eux m’ont dit : « Si ça ne change pas avec le Covid-19, c’est que ça ne changera jamais. »
Il faut se méfier des comparaisons internationales, surtout en matière hospitalière. Les pays ne comptent pas la même chose et de la même manière, malgré les efforts d’harmonisation de l’OCDE. Par ailleurs, la place et le rôle de l’hôpital dépendent beaucoup de l’histoire des systèmes de santé. Ainsi, par exemple, au Royaume-Uni, il n’existe pas, comme en France, de spécialistes libéraux. Tous les spécialistes exercent à l’hôpital. De même, les habitudes des populations varient d’un pays à l’autre. Concernant la France, la part de l’hôpital dans le total des dépenses de soins, jadis aux alentours de 55 %, est descendue à 45 %.
Comme je l’ai dit, c’est l’hôpital qui a beaucoup supporté l’ajustement budgétaire de la décennie 2010. La décentralisation n’est pas une solution. D’ailleurs, historiquement les hôpitaux étaient des établissements communaux, et c’est la raison pour laquelle le maire présidait le conseil d’administration. La tendance de ces trente dernières années a été l’étatisation et la centralisation de la politique hospitalière, notamment pour des raisons budgétaires, mais pas seulement. Ce n’est pas une solution, car c’est la Sécurité sociale qui les finance, et non pas les impôts locaux. On ne voit pas pourquoi les élus locaux seraient décideurs, alors qu’ils ne sont pas payeurs !
La concurrence est plus fantasmée que réelle, pour une raison simple : les établissements privés peuvent choisir leurs créneaux et même les patients. Pour faire court, elles se spécialisent sur le « rentable » (tout ce qui est programmable et standardisable, comme les interventions sur la cataracte, par exemple), ce qui est mal vécu par les hospitaliers qui, eux, ont de lourdes contraintes de service public. Dès lors, ils ont l’impression, pas complètement déraisonnable, que les budgets hospitaliers sont amputés des malades les plus « rentables » qui vont vers le privé. Cela étant dit, on a beaucoup décrié la tarification à l’activité (T2A), mais cette dernière a permis aux établissements hospitaliers de regagner des « parts de marché » sur les cliniques commerciales, notamment en oncologie. Il est frappant de constater que les deux secteurs s’estiment mal-aimés des pouvoirs publics !
Clairement. Au cours de la décennie 2010, la productivité a augmenté aux alentours de 13 %, quand les effectifs n’augmentaient que de 2 %. Il y a bien eu une intensification du travail dans une logique de flux tendu. Toutes les enquêtes de terrain le montrent. Ce qui me surprend, comme sociologue, c’est que les pouvoirs publics n’ont absolument pas vu ce phénomène, ou quand ils l’ont vu, en ont minimisé la portée sur le mode : « Ces fonctionnaires, toujours en train de râler ». Souvenez-vous que la ministre Agnès Buzyn (2017-2020) opposait une fin de non-recevoir aux mobilisations hospitalières à partir de 2018. C’est très récemment que l’on a commencé à s’intéresser au thème de la qualité de vie au travail. J’ai envie de dire : trop tardivement. L’hôpital public est entré dans une logique entropique où le mal s’alimente lui-même, désormais.
J’ai envie de dire : pas grand-chose qu’on ne sache déjà ! C’est, pour moi, une opération de communication politique visant à montrer, avant les élections législatives, que le président réélu a pris la mesure de la crise hospitalière. Il l’avait déjà fait en annonçant le Ségur de la santé au sortir du premier confinement. Tout pouvoir doit montrer qu’il agit, étant donné la sensibilité politique de l’enjeu hospitalier. Les cahiers de doléances des « gilets jaunes » mettaient l’hôpital de proximité ou le désert médical en tête des préoccupations.
Les inégalités d’accès aux soins sont les plus mal tolérées, devant toutes les autres formes d’inégalités (de logement, de revenus, etc.). Hélas, cette mission ne pourra que proposer des rustines pour tenter de colmater les brèches autant que possible. Et encore, je vois mal lesquelles : la médecine générale, engorgée, ne prendra pas le relais. Et les médecins aussi vont en vacances ! Difficile également de priver de congés des personnels harassés, ou de les rappeler encore plus sur leur repos. Bref, tout le monde sait que l’été va être rude.
Il y a des risques sérieux, notamment en termes de perte de chance, en cas, par exemple, d’infarctus non diagnostiqué. Ces risques pour la santé de certaines personnes font courir un risque juridique pour l’Etat, qui pourrait être accusé de ne pas remplir les obligations de service public. Où aller ? Cela dépend, bien sûr, des territoires. Dans les territoires où l’offre de soins ambulatoires est « abondante », il ne devrait pas y avoir de problème. Par contre, comme toujours, et comme on l’a vu avec le Covid-19, le problème va être aigu dans la France des zones périurbaines (Seine-Saint-Denis, par exemple) ou rurales. Et je dois vous avouer que je ne vois pas d’autre solution que d’aller aux urgences dans ces zones très mal dotées en médecins généralistes et spécialistes.
Je ne sais pas si l’on peut employer ce vocabulaire de mécanique. Il n’y a, hélas, pas de solution magique. Nous payons la note hospitalière d’une politique de santé qui n’a pas su anticiper un certain nombre d’enjeux sanitaires, démographiques et même sociaux. L’idéologie, de gauche comme de droite, de « l’hôpital de flux » ou du « virage ambulatoire » a montré ses limites.
De plus, la crise hospitalière n’est pas qu’une crise de l’hôpital : c’est une crise de l’amont – la médecine de ville – et de l’aval – le médico-social, les Ehpad sous-médicalisés, etc. C’est donc une transformation globale de l’offre de soins à laquelle il faut procéder. C’était toute la limite du Ségur de la santé, qui traitait la crise hospitalière de façon distincte du reste de l’offre de soins. Diminuer la pression sur l’hôpital nécessite urgemment, si j’ose dire, de réorganiser les soins primaires, c’est-à-dire avoir une politique plus volontariste en matière d’installation et aussi d’en finir avec la banalisation des dépassements d’honoraires pour les spécialistes. A bien des égards, l’hôpital est devenu le médecin généraliste du pauvre…
Pour le reste, il y a la contrainte de plomb de la démographie médicale, et cela va prendre au moins dix à quinze ans pour l’alléger. Quand le gouvernement dit qu’il met fin au numerus clausus, c’est de la communication politique. Les capacités hospitalières de formation des étudiants en médecine restent très contraintes. Il existe donc des numerus clausus officieux et « décentralisés ». Une solution est peut-être à rechercher dans une nouvelle division du travail soignant, en donnant plus de compétences aux paramédicaux, avec, par exemple, les infirmiers de pratique avancée. Mais est-ce que les malades n’auront pas l’impression d’être soignés « au rabais », comme les officiers de santé soignaient au XIXe siècle les populations rurales, les médecins se concentrant sur les classes moyennes et supérieures ? C’est un risque. Mais je le répète, la crise hospitalière est devant nous, et les mesures budgétaires ne résoudront certainement pas tout.
Si la dimension financière est importante dans l’explication de la situation, elle est loin de tout expliquer et donc de tout résoudre. Il faudra, en effet, massivement investir pour donner des conditions de travail décentes aux soignants. Le dégel du point d’indice et une revalorisation substantielle des rémunérations devraient participer d’un rattrapage en matière de pouvoir d’achat. Mais, hélas, cela ne peut suffire à susciter des vocations. L’hôpital a désormais une image dégradée, un peu comme le secteur du BTP ou de l’hôtellerie-restauration ou même de l’éducation : mauvaises conditions de travail, rémunérations insuffisantes, fortes contraintes de service.
Redorer le blason hospitalier, afin d’y attirer et de fidéliser de nouvelles générations soignantes, va prendre beaucoup de temps. Attirer et fidéliser, car on voit bien qu’un nombre toujours plus important de soignants, estimant n’être pas considérés comme il le faudrait par l’institution, adopte des stratégies « opportunistes », du type mercenariat ou intérim, ce qui fait exploser les budgets hospitaliers. Une garde pour un médecin hospitalier statutaire, c’est 250 euros environ ; une garde d’un médecin intérimaire peut monter à 1 200 euros ! Il n’y a pas photo, comme on dit. Où l’on vérifie à nouveau qu’une politique uniquement budgétaire à courte vue finit par générer des surcoûts énormes, en plus de désorganiser les équipes. Or, la qualité des soins dépend de la cohésion et de l’interconnaissance des membres d’une équipe.
Par Roland Gori, à lire dans Libération
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