Plateformes pour enfants présentant des « troubles du neurodéveloppement » : réponse coûteuse, illusoire et préoccupante - Anne Delègue

 

 

Le dispositif de santé mentale pour les enfants présentant des difficultés psychiques et développementales - la 2ème ligne des soins (pédopsychiatrie publique, structures médico-sociales1, professionnels libéraux et du secteur sanitaire), maillage territorial construit depuis les années 1970 avec la politique de secteur - n’est plus suffisamment soutenu et renforcé par les pouvoirs publics. On constate des réorganisations/fusions/suppressions de structures, le grignotage de postes, des équipes ne pouvant pas fonctionner correctement sans pédopsychiatres, en nombre insuffisant (des chaires de pédopsychiatrie sont vacantes, la formation des pédopsychiatres qui devrait être large et plurielle est en souffrance). D’où de trop longs délais d’attente et des difficultés de prises en charge dans de nombreux territoires.

 

Le gouvernement a demandé aux ARS de mettre en place des POC ou PCO (« plateformes d'orientation et de coordination »), nouveau « maillage territorial » organisant un « parcours de bilan et d'intervention précoce » adressé aux enfants de moins de 7 ans avec des « troubles du neurodéveloppement » (« TND »)2. Le parcours permet l’obtention d’un « forfait précoce », remboursement en libéral de bilans et rééducations auparavant non remboursés. Les médecins de 1ère ligne (généralistes, pédiatres, PMI, scolaires) doivent orienter les enfants susceptibles de présenter des « TND » vers ces plateformes, via un « formulaire d’adressage ». Les signes d’appel sont nombreux : difficultés de langage, de motricité globale et fine, de cognition et de socialisation, ainsi que du comportement, problématiques dont le dispositif de santé mentale existant assure traditionnellement la prise en charge.

 

De graves problèmes apparaissent à l’examen de ce dispositif parallèle3 :

 

1- Les plateformes constituent une nouvelle strate médico-administrative :

  • inutile : car ses fonctions pouvaient être assurées par des dispositifs déjà en place, activés et utilisés,

  • coûteuse : les moyens dévolus aux plateformes (personnel médical, paramédical et administratif sans rôles soignants) auraient pu être utilisés pour le renforcement des moyens soignants existants,

  • posant un grave problème éthique, voire constitutionnel d’inégalité aux soins : le remboursement du forfait précoce et un délai d’obtention de soins dans un délai de 3 mois est réservé aux seuls enfants susceptibles de présenter un « TND »,

  • démettant le médecin de première ligne de son choix d’orientation : le formulaire d’adressage à la plateforme ne comporte que le choix de cocher le ou les examens et bilans à effectuer4 dans une liste proposée, et non l’adresse aux structures de soins de ligne 2. La plateforme décide du parcours : forfait précoce, orientation vers le dispositif de santé mentale ou « parcours mixte ».

 

2- Le forfait précoce, voie spéciale de remboursement :

  • semble éviter toute perspective de vrai remboursement des soins en libéral, en psychologie, psychomotricité et ergothérapie, passant par les voies ordinaires des remboursements par la sécurité sociale, et accessibles à tous les enfants,

  • les montants des remboursements du forfait précoce sont bas, les professionnels « contractualisant » avec les plateformes risquant d’être aussi les perdants de ces dispositifs,

  • la durée du forfait est fixée à un an (prolongeable 6 mois si une demande à la MDPH a été faite), exposant l’enfant aux ruptures de soins notamment pour les familles les moins aisées,

  • en psychologie, les montants sont prévus pour les « bilans » mais non pour les « soins », qui restent « non encore définis », donc non remboursés.

 

3- Le concept de « troubles du neurodéveloppement » comme base des mesures est problématique5 :

  • ce concept émane du DSM-56, classification américaine très critiquée (notamment aux USA), et promue comme classification de référence par la HAS (Haute Autorité de Santé française), la CIM 11 se calquant sur le DSM-5 quant aux « TND ». Les délimitations et acceptions des « TND » ne reposent pas sur des critères scientifiquement établis. On note d’ailleurs l’inflation inquiétante de certains de ces diagnostics, notamment le « TDAH » (« trouble hyperactivité et/ou troubles de l’attention ») et les « TSA » (« troubles du spectre autistique »).

  • « troubles du neurodéveloppement » et non simplement « difficultés de développement » (ou du « psycho-neuro-développement »), ce vocable pose comme hypothèse l’origine principalement neurobiologique voire neurologique de ces troubles, au détriment de la prise en compte des facteurs psychologiques et sociaux.

  • Le concept de TNDinscrit les difficultés (des « déficits ») au sein même de l’être de l’enfant (ses « neurones »), l’exposant à des conséquences néfastes pour la construction de son identité et de son narcissisme (notamment à travers un sentiment possible de différence et d’écart estampillés vis-à-vis d’autrui). Il faut aussi souligner le risque d’effet figeant des diagnostics (par effet de prophétie auto-réalisatrice et du fait des projections faites sur l’enfant suite à ces constats) alors que l’enfant est un être en construction et en perpétuelle mutation.

 

4- Ces mesures dessinent une nouvelle philosophie du soin :

 

Au lieu d’un abord global et d’une écoute de l’enfant et de sa famille avant tout bilan, qui permet déjà souvent des améliorations significatives, les diagnostics tendent à être établis sur la base des bilans, épreuves et tests visant à mesurer et chiffrer les symptômes, et pratiqués en première intention, avec un manque de prise en compte de l’effet de ces bilans quant au ressenti de l’enfant. Les soins sont avant tout éducatifs, rééducatifs et médicamenteux, l’approche psychologique et sa part dans les soins étant réduits à la portion congrue puisque le remboursement des soins psychologiques n’est pas organisé d’une part, et que l’adresse aux structures de soins de ligne 2, laissé à la discrétion du médecin de la plateforme, pourra ne pas avoir lieu. Mais des additions de rééducations peuvent manquer leur but si des problèmes sous-jacents ne sont pas pris en compte ou si l’enfant n’est pas écouté dans l’expression singulière de ses besoins psychologiques.

 

En définitive ces plateformes constituent un nouveau filtre, au fonctionnement opaque, entre les 1ères et 2èmes lignes de soins, sans réelle évaluation préalable des troubles de l’enfant en lien avec son environnement. Dans le cas où la plateforme oriente l’enfant vers les structures de soins, ces équipes pluridisciplinaires devront lui « rendre des comptes » (bilans transmis et réunions), temps précieux pris au dépens des soins alors qu’elles doivent déjà établir des liens avec les partenaires directement impliqués dans la vie de l’enfant7.

 

Le CSS belge (le Conseil Supérieur de Santé en Belgique, équivalent de la HAS en France) vient d’édicter de nouvelles recommandations8 : utilisation du DSM et de la CIM avec prudence, les diagnostics étant jugés souvent discriminants, et importance des moyens surtout donnés au rétablissement. Ce document constitue un appui très sérieux aux positions d’une "psychiatrie humaniste".

 

Une courte vignette clinique illustre notre propos :

Un enfant de moins de 7 ans m’est adressé récemment en consultation. Il a eu déjà de nombreux bilans (dont un bilan neuropsychologique) sans aucune rencontre d’ordre psychologique, ce qui devient de plus en plus courant dans la pratique nouvelle et actuelle. Il était si effrayé à la perspective d’un nouveau rendez-vous que sa mère a dû le contenir et le « ceinturer » avec ses bras, m’a-t-elle dit, pour sa venue au CMP. Arrivé avec sa mère dans mon bureau, pourvu de jouets permettant à l’enfant, par leurs différentes qualités, de trouver ceux qui lui donneront les moyens de son expression personnelle, cet enfant accepte en moins de quelques minutes de rester seul avec moi, et restera ainsi environ trois quarts d’heure ; il mettra déjà en scène un petit scénario/histoire avec le matériel mis à sa disposition, tout en parlant peu à peu, et en acceptant de me répondre. A travers cette première rencontre (une heure en tout avec le retour de sa mère), je suis capable d’avoir une connaissance déjà assez fine de ses capacités relationnelles, instrumentales (langage, motricité), attentionnelles, cognitives et psycho-affectives, du fait de son expression spontanée au sein de la relation vivante, et de son scénario de jeu, qui me donne à voir quelques éléments de son monde intérieur psycho-affectif, par exemple de ses angoisses, et de sa capacité d’y faire face. Au terme de cet entretien, l’enfant est rassuré et prêt à revenir, pour une évaluation plus approfondie. Il a compris qu’un espace est ménagé ici pour lui, utilisable si besoin pour construire ses propres moyens d’élaboration psychique, et de croissance (le jeu ou le dessin etc., accompagnés de l’expression spontanée de l’enfant, étant similaires au processus de la verbalisation, plus aisée chez l’enfant plus grand et l’adulte, en entretien ou en psychothérapie, et vecteur du changement)9.

 

Le dispositif actuellement mis en place conduit à l'extension, voire la généralisation de l’orientation neurobiologique des soins en pédopsychiatrie, dans laquelle l’enfant tend à être perçu comme un être fait de dimensions/fonctions séparées, chaque déficit commandant sa rééducation sans retour à l’unité, la globalité ; et laissant croire qu’il peut être soigné sans avoir eu la latitude d’exprimer spontanément et librement ses besoins, ses désirs et sa souffrance, avec ses moyens d’expression propre. Ces mesures, dessinant une évolution inquiétante du soin aux enfants, ne peuvent rester en l’état ; elles doivent en outre faire l’objet d’une information éclairée du public, des parents, et du Défenseur des droits.

 

Propositions :

  • Renoncement à la constitution de ces plateformes inutilement coûteuses et transfert des moyens vers les structures déjà existantes.

  • Maintien d’un formulaire d’adressage ou d’un livret de recueil des signes d’alerte chez le nourrisson et le jeune enfant, destiné aux médecins de 1ère ligne, et assorti d’une liberté d’adresse vers les professionnels de 2ème ligne.

  • Possibilité de remboursements par la sécurité sociale des bilans et soins en psychomotricité, ergothérapie et psychologie lorsque nécessaire, notamment à partir du repérage de ces signes d’alerte.

  • Renforcement des moyens dévolus aux structures pluridisciplinaires de soins, pour une meilleure réponse aux besoins existants : ouverture de postes pour de nouvelles rééducations (ergothérapie notamment), meilleure rémunération des personnels (notamment les orthophonistes, mieux rétribuées en libéral), formation et recrutement des autres personnels nécessaires aux soins. Le dispositif de santé mental public intègre, quand il en a les moyens, les perspectives cliniques contemporaines et la prise en compte de la complexité des liens entre les dimensions somatique, psychique et sociale, dans ce qu’on nomme les « soins intégratifs ».

 

 

Anne Delègue, pédopsychiatre secteur 74I01, février 2020

1 Pédopsychiatrie publique (psychiatrie infanto-juvénile (PIJ)) : centres médico-psychologique (CMP), et autres dispositifs de la PIJ : hôpitaux de jour (HDJ), centres d’action thérapeutique à temps partiel (CATTP) etc. (soins gratuits). Médico-social : centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), centres d’action médico-social précoce (CAMSP) (soins passant par le remboursement par la sécurité sociale).

2 Les « TND » regroupent : les handicaps intellectuels, les « troubles de la communication » (comprenant les difficultés de parole et langage), les « troubles du spectre de l’autisme » (« TSA »), le « déficit de l’attention/hyperactivité » (« TDAH »), les « troubles spécifiques des apprentissages », les « troubles moteurs », dont les tics, les « autres troubles neurodéveloppementaux spécifiés et non spécifiés ».

3 Delègue A. Les « plateformes d’orientation et de coordination » (« POC ») pour les enfants avec « troubles du neurodéveloppement » : décryptage et réflexions. Octobre 2019. Site de l’Association des Psychiatres de secteur Infanto-juvénile, La Lettre de l’API, N 48, décembre 2019, La Lettre de Psychiatrie Française, N 268, décembre 2019. Delègue A. : « Les POC : quels soins pour les enfants ? », Revue Pratiques, N 88, janvier 2020.

4 Examens et bilans : kinésithérapie, ophtalmologie, ORL, orthophonie, orthopsie, ergothérapie, autres à préciser (professions conventionnées) ; ergothérapie, psychologie (comportant la neuropsychologie), psychomotricité (professions non conventionnées mais bénéficiant du forfait précoce).

5 Delègue A. Les « troubles neurodéveloppementaux » : analyse critique. Site de l’Association des Psychiatres de secteur Infanto-juvénile. Revue du MAUSS permanente, 21 novembre 2019 [en ligne].

6 Le DSM-5 est une classification non valide épistémologiquement et scientifiquement ; les liens d’intérêts de ses « experts » avec l’industrie pharmaceutique et les groupes de pression sont prouvés.

7 Médecins somaticiens et autres professionnels libéraux, école et santé scolaire, PMI, protection de l’enfance (ASE), structures médico-sociales, protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) etc.

8 Conseil Supérieur de la Santé (Belgique), DSM(5) : utilisation et statut du diagnostic et des classifications des problèmes de santé mentale, juin 2019, CSS N° 9360. Texte téléchargeable : « css_9360_dsm5.pdf »

9 Il faut préciser que cette manière d’entrer en relation avec l’enfant n’est déjà plus celle de nombreux pédopsychiatres, qui n’ont été formés qu’avec le DSM-5 en guise de manuel de psychiatrie. Ces psychiatres ont adopté cette vision « médicale » de l’appréhension de la santé mentale (bilans diagnostics traitements).

Par Roland Gori, à lire dans Libération