Pour une Sécu remise sur ses pieds

Je pourrais ratifier le texte initié par Frédéric Pierru sur la « grande Sécu », sous réserve d’y ajouter une donnée complémentaire. Le système a été établi en deux ordonnances à la Libération : les 4 et 19 octobre 1945. La construction se lézarde, depuis, sous les coups, mais elle résiste parce que son pilier principal est le programme du Conseil National de la Résistance. Même Emmanuel Macron, qui n’est pas pour rien dans les atteintes théoriques et pratiques du néolibéralisme à la Sécu, a cru bon de promettre des « jours heureux », reprenant mot pour mot le titre de ce programme auquel il avait recours comme à un totem. C’est ce programme qui prévoyait, déjà, je cite, « un plan complet de sécurité sociale ». Le fait qu’Olivier Véran, dans sa proposition ministérielle, ne mentionne pas, relativement à ces fondamentaux, un état des lieux aujourd’hui sérieusement dégradés, ne peut seulement relever d’un oubli.

Dés sa constitution, le conseil national de la Résistance porte une forte empreinte sociale. Le 27 mai 1943, lors de sa première réunion, à Paris, en pleine clandestinité, son président, est confronté à des querelles entre des partis politiques qui, déjà, entrevoient les rôles qu’ils auront à jouer ensuite. Et Jean Moulin leur fait la leçon en leur donnant en exemple les syndicats, réunifiés l’année suivante, qui, déjà, élaborent ensemble des éléments d’un programme.

La fabrique, révolutionnaire si l’on veut, de la Sécurité sociale est d’origine contrôlée. On y retrouve, dés le début du XX ème siècle, quand le monde du travail veut se protéger, la CGT de l’époque, tendance anarcho-syndicaliste, et Jaurès, le socialiste, qui voit loin. De toutes ces assurances, écrit-il dans l’Humanité, dés 1908, la plus noble est celle de l’assurance vieillesse car son objet est lointain. S’assure ainsi, dit-il, la classe, la grande classe des travailleurs, avec l’industrie et l’Etat. C’est parce qu’il la veut durable qu’il défend le triple versement qui engage tout le corps de la nation. Et c’est la dissociation de ce pacte, notamment avec les assurances dites complémentaires, concurrentielles, qui effectivement, comme il est dit, fragilise le système.

Un film, très remarquable, de Gilles Perret, intitulé « La Sociale », montre comment la sécu a pu renaître et s’agrandir, disons pour être à la mode, en version XXL, en 1945, avec deux acteurs principaux, un ministre du travail et de la sécurité sociale, nouvelle appellation de ce portefeuille, dont le titulaire est un ouvrier métallurgiste, député communiste du Front populaire, du nom d’Ambroise Croizat, et un directeur général, Pierre Laroque, haut fonctionnaire, typique des grands commis de l’Etat, gaullien, sinon gaulliste, de ce moment politique.

Cette fabrique sociale de la nouvelle institution n’est pas qu’un programme à appliquer, et ne s’incarne pas seulement dans un couple de responsables politiques, devenus hommes d’Etat. Dans le film de Gilles Perret, déjà cité, entièrement consacré à la naissance de cette Sécu de 1945, on voit s’affairer une équipe qui édifie une des premières caisses primaires d’assurance maladie. La Sécu a d’abord été construite par des militants, syndicaux et politiques en premier lieu, mais aussi ce que l’on pourrait nommer des militants de la Sécu. Le problème est que la Sécurité sociale a été, de réformes en réformes, ou plus exactement, de contre-réformes en contre-réformes, on me passera l’expression, « dé-militantisée », en fait bureaucratisée. Les assurés se rendent dans les CPAM comme dans une administration, plus rarement comme dans leur copropriété financée par leurs cotisations.

Question : la crise dite sanitaire en cours, ne pose-t-elle pas cette question de la sortie d’une bureaucratie sous la commande d’un Etat néolibéral sur-politisé, dans le pire sens du terme, et à un retour, si ce n’est au militantisme de 1945 mis à mal, à un nouvel engagement militant, humain, syndical, politique, répondant à une fabrique sociale d’aujourd’hui. N’en a-t-on pas eu une idée avec les hôpitaux où, face à l’urgence, des personnels, de tous niveaux, ont eu le goût, le savoir, et la volonté de prendre les choses en mains ?

D’autant que, sans confondre purement et simplement les époques, la dimension planétaire de la crise repose la question d’un plan complet de sécurité sociale dans une nouvelle dimension. Cette dimension avait déjà été esquissée à la Libération. La Sécu, à la française, a été fondée parallèlement à la réforme britannique. « L’Esprit de 1945 » du cinéaste Ken Loach, en est un témoignage vibrant. Et, surtout, la sécu a été au cœur de la déclaration universelle des droits de l’homme, juridiques et sociaux, adoptée en 1948, à Paris. Un « sommet social » dans lequel un Français, Stéphane Hessel, résistant, déporté, ambassadeur, a joué, aux côtés de René Cassin, un rôle qui mérite d’être mieux connu, et dont il reste son best-seller «  Indignez-vous ». Il à défendu, avant- de disparaître, l’idée d’ajouter au conseil de sécurité de la paix entre nations un conseil de sécurité sociale dans le cadre des Nations Unies.

Entre-temps, hélas, une Madame Thatcher, sorcière de l’ultralibéralisme, a fait son ménage en commençant par isoler les ouvriers britanniques les plus déterminés, les plus courageux. Une leçon à méditer. La Sécu, on me pardonnera ce truisme, est, en dernière analyse, d’abord une question de rapport de forces. L’analyse de Frédéric Pierru, en termes de structures, est pertinente et opportune, mais la défense de la sécurité sociale  « à 100% » sera difficile sans qu’il soit fait référence au « plan complet » du programme du CNR, au syndicalisme, à ses bases, et donc à un financement remis sur ses pieds. C’est difficile, mais incontournable.

Charles Silvestre. 22 novembre 2021. Ce texte reprend un point de vue du 15 mars de la même année pour l’Appel des appels

Par Roland Gori, à lire dans Libération