Qui veut prolétariser les métiers de santé ?

Par ROLAND GORI Psychanalyste, professeur émérite de psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille, ODILE BUISSON Gynécologue-obstétricienne, membre du conseil de l’ordre des médecins des Yvelines.
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Le professeur Guy Vallancien, urologue à l’institut mutualiste Montsouris, a rédigé un rapport sur «la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières» dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissements de soins.

Dans ce rapport, l’expression de «culture managériale» en arrive à jouer, en tant que remède, le rôle que le foie jouait naguère chez les médecins de Molière. La culture managériale devient le fétiche, la panacée de tous les maux de l’hôpital, le parangon de toutes les vertus. Ce rapport est un hymne énamouré aux bienfaits de la libre entreprise appliquée aux dispositifs de soins, un éloge emphatique et naïf à un «management serein» de la «chaîne de production de soins». Cette philosophie transformant l’hôpital en entreprise, exigeant que le «vrai médecin» devienne une «denrée rare», est à nouveau réaffirmée avec force.

Ce type de déclarations, au-delà de la personne de celui qui les tient, nous semble emblématique des réformes des politiques de santé du gouvernement actuel, et plus encore de sa volonté politique d’en finir avec la culture des métiers. Cette philosophie néolibérale prescrit de ne plus penser «métier» avec «tous les cloisonnements qu’une telle division génère», mais penser «entreprise sant黫des employés travaillent à un même projet». Le médecin, «denrée rare», devrait apporter une «valeur ajoutée» aux autres soignants auxquels il aurait délégué «ses compétences» incorporées dans des protocoles standardisés qu’il suffirait d’appliquer. De nouveaux «officiers de santé» sont déjà programmés dans des chaînes de montage universitaires destinées à prendre en charge 85 % à 90 % de la population. Les 10 % à 15 % restants des patients, demeurant «hors protocole», seraient confiés à des «vrais médecins» parce que «différents socialement, philosophiquement, culturellement, religieusement ou encore socioprofessionnellement». On constate, non sans ironie, l’absence de critère médical dans ce tri discriminant. Mais la dimension artisanale du «médical» a-t-elle encore le moindre intérêt pour ceux qui appareillent les professionnels à de nouvelles machines numériques fournissant le «mode d’emploi» des actes à accomplir ?

Tout le vocabulaire de la finance est invoqué pour convaincre des bienfaits de l’industrialisation de la médecine et de la prolétarisation constante de ceux qui les prodiguent : médecins, sages-femmes, infirmiers, psychologues, orthophonistes…

Prolétaire le mot est lâché. La médecine, comme bien des métiers aujourd’hui, subit de plein fouet les réformes d’un nouvel art de gouverner consistant à confisquer aux professionnels leur savoir-faire et à détruire la dimension artisanale de leur métier. Le mode d’emploi de la machine numérique a remplacé le jugement et la décision du travailleur, confisqués par les procédures. C’est la définition même que Marx donne du prolétaire : l’ouvrier est devenu un prolétaire quand son savoir et son savoir-faire sont passés dans la machine. Cette révolution, «conservatrice» selon nous, appelle à une prolétarisation de l’ensemble des métiers. Ne nous y trompons pas, c’est bien d’un enjeu de société qu’il s’agit. Enjeu cruellement absent de la campagne actuelle de la présidentielle. Il est probable qu’un jour, un autre de ces experts contaminés par le virus de cette logique des marchés déclare : «Il faut que l’enseignant des écoles, collèges et lycées devienne une denrée rare, un tri sélectif des enfants sera fait en fonction de leurs capacités cognitives, seuls 10 % à 15 % d’entre eux devraient bénéficier de vrais einseignants, la masse des 85 % à 90 % n’en a pas besoin». Et puis un autre expert dira la même chose du juge, un autre du chercheur, un autre du journaliste, un autre de l’artiste, un autre de… Enfin, on reviendrait à un gouvernement des «vrais», des meilleurs, des denrées rares. Ce qui permettrait enfin à la démocratie de se réconcilier avec ce gouvernement des «meilleurs», étymologie du mot «aristocratie». Nous sommes de plain-pied dans la pensée sarkozyste. Mais où donc se niche celle des autres prétendants ?

(1) Remis à Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, en juillet 2008.

Par Roland Gori, à lire dans Libération