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L’éruption de la pandémie du coronavirus a fait effraction dans le monde économique, social et psychologique. Il y a d’abord eu un effet de sidération, qui s’est accompagné, en fonction des personnalités, soit d’un déni consistant à chercher à tout prix à continuer à travailler comme avant, soit d’une paralysie, avec des peurs hypocondriaques ou phobiques. Dans tous les cas, il y a déjà eu un bouleversement de notre vie quotidienne, dans ses rythmes, ses priorités et sa temporalité.
On s’est d’abord aperçu, ne serais ce qu’à l’image des responsables politiques, que ce qui nous apparaissait comme indépassable hier, la performance, la compétitivité, le travail à flux tendu, était remis en question. Il s’agit déjà d’un point extrêmement important, car ce qui paraissait impensable hier est aujourd’hui repensé. Le temps et la vitesse, par exemple : le confinement actuel a provoqué un bouleversement du rapport de chacun au temps. Ce qui paraissait urgent et indépassable s’est retrouvé chamboulé. Nous avons quasiment tous annulé des déplacements, des événements, des rencontres. Tout est par terre. Toutes nos contraintes se sont effondrées et ont été remplacées par d’autres contraintes. Tout ceci ne peut avoir qu’un impact sur l’organisation du travail.
Nous assistons à un effondrement des normes, au profit d’autres auxquelles nous n’étions pas préparés. Par exemple, la priorité du numérique sur le travail en présence. Toutes les réunions, interviews, consultations médicales, se font par téléphone ou visioconférences. Notre civilisation du travail était fondée sur la vitesse, la réactivité et la production ; aujourd’hui, la vitesse est morte, paralysée. Nous sommes depuis longtemps entrés dans une phase de digitalisation du monde. Avant, il s’agissait d’un choix, mais aujourd’hui, cette vie numérique s’impose à nous, en tant que nouvelle norme. Nous sommes contraints d’utiliser les nouvelles technologies. La IIIe révolution industrielle, qui était jusqu’à présent un choix de privilégiés, devient aujourd’hui une obligation dans le monde du travail. Ce qui fait en outre surgir de nouvelles inégalités sociales, notamment à travers la fracture numérique.
Nous avions jusqu’ici l’impression de ne pas avoir le temps, d’être constamment sous l’eau. Aujourd’hui, nous avons peur de nous ennuyer. Nous sommes contraints à la perte de temps, à vivre des temps morts, et à travailler à un rythme plus lent. Ce qui a été à un moment donné prôné par les collapsologues et les tenants du ralentissement s’impose, car nous ne pouvons pas faire autrement.
Le virus a bouleversé intégralement notre tableau de bord des valeurs, celles au nom desquelles nous pilotions nos vies. Il y a donc un renversement des valeurs. Nous nous plaignions, notamment dans le travail, de vivre dans une société de l’individualisme de masse. Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation différente, dans un individualisme collectif. Nous sommes tous confinés, mais en quête d’interactions sociales. Dans le travail, cela signifie une nouvelle organisation.
Comment voulez vous être performant tout en étant confiné ? Le télétravail est-il l’outil le plus ajusté et le plus adapté pour la performance ? Ce qui paraissait impensable hier, injecter des milliards dans l’éco, accepter de faire prévaloir l’humain sur l’économie, de protéger la santé des travailleurs, est devenu incontournable. La vision économique du monde est en train de s’effondrer. Cela ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur le travail. Il y a une recomposition dans le champs des valeurs, avec une modification des référentiels qui permettent de les ordonner. Il est par exemple très mal vécu aujourd’hui de faire passer l’économie et la performance, ou encore la nécessité d’austérité, avant l’humain.
Sommes nous face à quelque chose de l’ordre du provisoire, avec l’idée que nous reviendrons à ce qui prévalait avant l’épidémie, ou la crise bouleversera-t-elle suffisamment profondément le paysage social et économique pour le modifier ? Nul ne le sait. Mais aujourd’hui, les trompettes de la renommée de la productivité et performance économique sont dérisoires par rapport à la contagion et aux risques sanitaires.
La pandémie révèle un certain nombre de choses, notamment l’insuffisance de notre monde d’homo œconomicus. Nous sommes peut-être aussi en train de découvrir le concept d’interdépendance, c’est-à-dire à quel point nous dépendons les uns des autres, non seulement au niveau des nations (sur le plan sanitaire mais aussi économique), mais aussi des secteurs d’activité : les entreprises du privé et le secteur public prennent par exemple conscience qu’ils ne peuvent pas fonctionner les uns sans les autres.
Le coronavirus change tout. Nous n’en sommes qu’à une dizaine de jours de confinement. Au bout d’un mois, qu’en sera-t-il ? Il est prématuré de parler des effets sur l’organisation du travail. Mais nous pouvons déjà parler des effets psychologiques du confinement. Il devrait provoquer un certain nombre de cas de burn-out et de bore-out. De nombreux salariés étant anxieux, s’ennuyant, ou au contraire étant débordés à cause du télétravail qui les pousse à essayer de prouver leur valeur et leur engagement. Il sera nécessaire, une fois la crise passée, de penser l’accompagnement psychologique des travailleurs. Nous ne reprendrons pas demain le travail comme si de rien n’était.
Il sera peut être nécessaire de changer le rythme de production, et de multiplier des moments d’échange et de réflexion sur la façon dont nous travaillons. Nous n’avons pas assez pris la mesure du fait que les nouvelles technologies pourraient avoir des effets sur l’organisation du temps de travail. Et cette période de confinement devrait concourir à une prise de conscience. Le temps passé en entreprise peut être libéré pour des moments de réflexion sur l’activité de l’entreprise et de l’équipe. Les nouvelles technologies vont libérer du temps, tout en évitant le chômage ou la réduction du temps de travail, et nous permettre de nous consacrer davantage à des échanges humains et à une réflexion critique sur la manière dont nous travaillons ensemble et individuellement : mon travail a-t-il un sens ? Les procédures auxquelles nous sommes soumises, de gestion très normatives du temps et des activités, sont-elles encore pertinentes ? Nous devrions lâcher prise pour passer plus de temps à revoir nos priorités et à trouver davantage de sens, de cohérence, et d’implication émotionnelle dans notre travail.
En cette période de pandémie, nous devrions aussi découvrir ou redécouvrir, des méthodes de management davantage centrées sur l’humain. Depuis longtemps, s’opposent deux courants : le taylorisme, c’est-à-dire une organisation rationnelle du travail qui aboutit à la prolétarisation des métiers, et l’école des relations humaines, qui parie sur la plus grande implication émotionnelle, individuelle et collective, des travailleurs pour faire avancer la production. C’est l’idée que le bien-être augmente la production. L’expérience du télétravail, des communications téléphoniques, de l’interdépendance que nous vivons en étant isolés, pourrait nous éclairer au travail, en matière de management et de bien-être au travail.
La vulnérabilité que nous vivons tous ensemble actuellement pourrait devenir un facteur de cohésion sociale, y compris sur le lieu de travail. L’heure est à la solidarité, et il faut espérer que celle-ci perdure après l’épidémie. Que cette épreuve de vulnérabilité collective, révélant l’interdépendance de chacun par rapport à tous, et mettant en évidence le besoin que nous avons les uns et les autres de nous sentir utiles socialement, soit l’occasion de revoir notre copie. En grande partie à travers le courant des relations humaines.
Après une période de déprime due à ce confinement, de nombreux travailleurs découvrent actuellement des moments privilégiés avec leur famille. Nous prenons conscience que la vie personnelle ne peut pas être secondaire par rapport au travail.
Cela dépendra du temps que durera le confinement et son traumatisme ; et de la manière dont nous en sortirons. Mais si cela dure longtemps et que la sortie de crise est bien accompagnée politiquement et psychologiquement, le travail passera peut-être au second plan, ou autrement. On l’utilise actuellement pour soumettre les individus, en les assujettissant à des protocoles et à des évaluations quantitatives, et tout est organisé dans la société par rapport au travail. Mais peut-être que demain, nous pourrons travailler autant mais mieux. L’idée n’étant pas de diminuer notre investissement dans le travail, mais de le focaliser sur autre chose que la productivité. Autrement dit, de solliciter davantage l’inventivité des travailleurs, ainsi que de leur donner l’occasion de se sentir moins concurrents, mais davantage solidaires.
Il faut préciser que si nous tentons de retourner à ce qui prévalait avant le confinement, du jour au lendemain, comme si rien n’avait eu lieu, nous risquons de provoquer un véritable traumatisme chez les travailleurs, avec un grand nombre d’entre eux qui sombreront dans la dépression, ou qui se révolteront. Les entreprises ne pourront donc pas faire l’impasse d’une réflexion sur leur organisation, ainsi que sur un accompagnement des salariés une fois la crise terminée. Ils auront soif d’une plus grande autonomie, moins fondée sur l’individualisme que sur la reconnaissance de la solidarité nécessaire pour produire.
Nous ne pouvons pas faire l’impasse sur ce qui vient de nous arriver. Cette crise nous a permis de prendre conscience de notre extrême vulnérabilité, mais aussi de l’intérêt que nous avons à être solidaires entre nous. La sortie de la crise supposera donc qu’il y ait une solidarité entre l’humanité et l’économie.
Par Roland Gori, à lire dans Libération
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