Témoignage

 

Depuis fin février, je pleure. Pas tout le temps. Pas sans cesse. Pas toujours à gros bouillons ; mais parfois oui. A chaque fois, avec une émotion paraissant capable de me faire imploser.

La première fois, elle m’a surprise devant la télévision. La seconde fois, aussi. Et la troisième fois, encore. Je ne suis pourtant pas une fana de télé. J’ai peu tendance à m’émouvoir devant un film ou une émission.

La première fois, donc, ce fut en regardant le documentaire du samedi en début d’après-midi. Comme une prémonition, il donnait à voir, à découvrir pour ceux qui ne connaissent pas, les gestes et tensions quotidiennes de professionnels soignants dans un service hospitalier. La finesse des plans, le respect des personnes par la caméra, la justesse des commentaires, la discrétion des réalisateurs face à leur sujet, permettaient une perception douce et pénétrante de la réalité du soin, cette relation singulière à autrui, qui oblige à la contrainte des corps, soignés et soignants, par l’effraction de la maladie et l’exigence de maîtrise des actes. Quand le corps, par sa gestuelle de soin, est aussi parole lorsque le patient a perdu la sienne. Quand la parole devient, par la bulle sécurisante qu’elle construit, un corps flottant qui enveloppe l’attente, l’anxiété, la terreur, la respiration de l’autre qui cherche son air, de sa famille qui se raidit dans l’angoisse. Quand le regard soignant, debout, parle au regard couché ; et tisse les fils de l’entraide. Quand la gestuelle infirmière est précise, tendue mais assouplie. Ce jour-là, je me suis projetée dans la situation filmée. La dernière que cela m’était arrivé, c’était, lorsque j’exerçais comme puéricultrice, le documentaire de Marcel Trillat sur un service de néonatologie. Ce samedi-là, j’eus envie d’écrire à France 2 pour dire la qualité du travail fait. Mais les évènements se sont précipités. Le virus est arrivé.

Et ce fut la seconde fois. Aux infos, il fut annoncé que les « personnes vulnérables » au-delà de 65 ans, devront se confiner plus longtemps. J’ai 65 ans. Je n’en peux plus d’entendre parler de personnes vulnérables. Qu’on dise de moi que je suis une personne âgée, d’accord, j’en suis une ; et j’ai toujours eu en horreur les appellations hypocrites. Mais on peut avoir 90 ans et ne pas être vulnérable. A risque. D’accord. Alors parlons ouvertement de personnes à risques, ça laisse une ouverture de situations où le risque n’a pas posé problème. La vulnérabilité sous-entend fragilité forcément atteinte par la morbidité. Bref. Est-ce cette idée d’être une fragilité menacée d’une mort certaine et proche ? Je fus soudain happée par une atmosphère de mort et envahie par une bouffée d’angoisse. Mentalement, baignée dans une tourbe. Physiquement, oppressée. Les pleurs coulaient. Une journée. Cela dura une journée. Et je ne suis pas quelqu’un qui a l’habitude d’être angoissée.

La troisième fois, encore devant la télé, j’écoutais les infos. Tournant en boucle sur l’épidémie. Assénant encore un reportage sur un service de réanimation, sur les malades qui s’étouffent, sur le virus qui tourne. COVID, COVID, COVID. Certes, il est là. Certes, il faut avoir un comportement rigoureux de prévention. Je voyais les soignants épuisés. Je voyais, lors de leurs réponses aux interviews en sortant d’une chambre (qu’est-ce qu’on va les emmerder, là, à ce moment ??) : leur regard, hagard et pourtant vigilant ; leur écoute, percutée par l’effort de comprendre et pourtant attentive ; leur lassitude de la répétition de l’urgence, qui succède à la répétition de l’urgence, qui succède à l’impossibilité d’aller pisser, d’aller manger, d’aller boire, de se laisser aller à se détendre. Pas une minute. Je le sentais. J’y étais. J’avais 20 ans, 30 ans de moins, j’étais infirmière en réanimation et service d’urgences. Je me reconnaissais. Ce qui m’étonne encore, c’est lors de cette troisième fois, la fulgurance de ce qui m’arriva : une bouffée d’émotions professionnelles, celles que nous avions vécues en réanimation lors du début de l’épidémie de SIDA, avant que l’on ait la certitude des moyens de contamination par contact direct avec le sang ou les rapports intimes. Dans les services rôdait la peur de soigner ces patients. Il a fallu beaucoup se parler en équipe.

Nous étions identiques, harassés par la transformation, par le virus, de la crainte de l’erreur inhérente au métier, en une angoisse terrée au fond de soi : celle de ne pas posséder de savoir sur la maladie, de constater l’apparition de la mort en des syndromes inattendus. Nous étions abîmés par la lente détérioration physique et mentale des patients. Et habités par la culpabilité collective de transfusions appliquées à des parturientes que nous accompagnions alors vers une mort anticipée, en présence de l’enfant et son père. Aujourd’hui, je crois comprendre chez mes collègues la douleur d’être percutés par la fulgurance de symptômes de grande gravité liés au virus. Et peut-être une question latente quand le décès survient : notre réponse thérapeutique aurait-elle été non adaptée ?

Gens de la télé, ne parlez pas de dévouement, de vocation. Parlons d’engagement professionnel qui sans cesse se questionne. Qui, plus fort que jamais, doit être fait d’actes professionnels réflexes face à l’urgence, et d’activité réflexive face à la personne soignée.

C’est pour cela que les applaudissements de remerciement doivent s’accompagner d’un cheminement collectif commun soignants non soignants, pour des moyens matériels et humains constants qui garantissent la possibilité de ces deux faces de l’engagement professionnel.

 

Lydie Delmas,

Villenave d’Ornon

Le 1er mai 2020

Par Roland Gori, à lire dans Libération