TRIBUNE de Roland Gori | « Comment en sommes-nous arrivés aux peurs sociales d’aujourd’hui ? »

 

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Mouvements sociaux, terrorisme, crise de civilisation, Macron …

Roland Gori¹, psychanalyste et professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l’université Aix-Marseille et auteur, entre autres, du livre Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes donne sa vision de la société dans une tribune argumentée.

 

COMMENT EN SOMMES-NOUS ARRIVES AUX PEURS SOCIALES D’AUJOURD’HUI ?

« Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent […] contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et, par-dessus tout, au travail.² »

DES SPECTRES HANTENT L’EUROPE

Aujourd’hui, le retour des extrémismes xénophobes au coeur de l’Europe Centrale, la victoire des populistes aux élections italiennes, le vote en faveur du Brexit, l’élection de Trump aux Etats-Unis, et bien d’autres symptômes comme le racisme et l’antisémitisme, montrent que les pays occidentaux ont peur. Ils n’ont pas seulement peur du terrorisme islamiste qui vient les frapper de l’extérieur, ils ont peur de l’intérieur même de leur culture, de leur pays, de leur démocratie libérale. Le « siècle de la peur³ », dont parlait Camus en 1946, ne cesse d’étendre son ombre en ce début du XXIe siècle, et rien ne dit que le siècle qui vient ne sera pas celui de la « terreur » dont les meurtres de masse barbares fomentés par l’ Etat Islamiste ne seraient que les prototypes artisanaux.

Nos peurs proviennent d’un mal profond. Plus personne ne se sent à l’abri du terrorisme, c’est-à-dire du surgissement de l’horreur dans l’ordinaire de la vie quotidienne. Le terrorisme surgit de la niche écologique d’une civilisation en crise auquel les mouvements révolutionnaires et anti-révolutionnaires donnent un ornement politico-moral. Dans le « clair-obscur » des crises de civilisation naissent les « monstres », disait Gramsci⁴. Mais, le terrorisme « exogène », d’une certaine façon, ne doit pas nous cacher les facteurs politiques intérieurs qui facilitent son émergence. Il est un des symptômes de notre maladie de civilisation, de la pathologie de nos sociétés, de leur incapacité à (re)trouver un projet culturel, un rêve et un espoir qui leur permettraient de se rétablir. Que le trans-humanisme puisse tenir lieu de nos jours d’utopie en dit long sur la désespérance de notre civilisation. Que l’on puisse envisager de retrouver un Paradis perdu en se transformant ontologiquement en machine, en algorithmes, en dit long sur notre perte d’expérience sensible ramenée à des artefacts. Mais comment en sommes-nous arrivés-là ? Comment en sommes-nous arrivés à ce « siècle de la peur » ? Tout ce que nous vivons aujourd’hui, jour après jour, est politique et toute solution politique s’est pour l’heure révélée, à terme, impraticable.

Face à cette crise, et comme en Allemagne en 1933, les mouvements sociaux tentent de prendre le relais du politique. Ils prennent le relais du politique pour mettre à nu l’hypocrisie éthique et sociale de la démocratie libérale en tension permanente entre ses idéaux de liberté et ceux d’égalité, en tension constante entre le message d’émancipation du libéralisme philosophique et les dispositifs de contrainte, d’humiliation, de soumission et d’asservissement des pratiques sociales exigées par l’ « économisme », son pragmatisme cynique, son utilitarisme odieux. Lorsque les Etats et les Nations n’ont plus les moyens de garantir une fraternité qui, selon Bergson, est la seule valeur éthique à même de réconcilier l’égalité et la liberté, le système explose. C’est de nouveau le cas aujourd’hui.

Une fois encore, nos démocraties libérales se trouvent confrontées à leur contradiction structurelle. Contradiction structurelle dont elles ne parviennent pas à guérir, et ce depuis la fin du XIXe siècle⁵. Une contradiction structurelle qui les mine et qui les discrédite au point de féconder la « bête immonde », le « fascisme primitif⁶ » qui conduit aux totalitarismes, et trouve de multiples masques sous lesquels apparaitre. Comme le remarquait Simone Weil, à propos de l’Allemagne en 1932/1933, la crise n’a d’autres effets que de pousser à des sentiments révolutionnaires qui ne trouvant pas dans les partis politiques existants un débouché⁷ , poussent à accepter le pire. Ce chaos mental de la crise de civilisation produit « un ensemble de sentiments confus, appuyés par une propagande incohérente⁸ » qui trouve dans le fanatisme nationaliste et raciste une certaine unité de surface, une certaine cohérence paralogique. Le divorce entre les organisations politiques et les citoyens en souffrance sociale, désolés⁹ au sens d’Hannah Arendt, les livre comme des proies faciles à toutes sortes de prédateurs fascistes et terroristes, théofascistes ¹⁰ ou nationalistes.

D’où provient, à notre époque, ce nouveau divorce entre les citoyens et leurs représentants politiques ? Quelle est la responsabilité du social-libéralisme dans ce discrédit de l’espoir réformiste en politique ? Comment notre culture démocratique at- elle pu se laisser corrompre par le néo-libéralisme ? Comment en sommes-nous arrivés à devenir « américains¹¹ » ?

Les travaux de Dostena Lavergne¹² ont notamment montré que, sous prétexte de démocratie et/ou de modernité, les think-tanks européens ont tenté de convertir les peuples et leurs institutions à la « religion du marché » nord-américain. Et, ce faisant ces groupes de pression et de propagande ont contribué à installer un individualisme de masse qui tend à ruiner le champ politique. Ces « experts » furent, et sont, les scribes de nos nouvelles servitudes sociales¹³. Au nom du pragmatisme et du cynisme le plus obscène, ils ont promis la démocratie pour mieux imposer les lois du profit des multinationales. Ces think tanks européens, nés pour la plupart dans les années 1990/2000, sont en totale subordination économique, culturelle, linguistique, éthique et politique aux réseaux anglo-saxons. Ils sont les nouveaux conquérants des espaces publics et médiatiques qu’ils participent à privatiser symboliquement et économiquement. Ils le font avec d’autant plus de facilité qu’ils sont les « héritiers » de la Nomenklatura des anciens « partis » qu’ils dénoncent.

Par le jeu d’influence des médias, des évaluations académiques, des lobbies de gouvernance des affaires et des institutions, des « élites » de la connaissance et du conseil, ces scribes et leurs castes endogènes, prescrivent une « nouvelle » manière de vivre, de penser et d’éprouver le monde. Les formes de savoir elles-mêmes sont évaluées, normalisées et calibrées, selon les nouvelles exigences du pouvoir, alignées sur les formes et les logiques des nouvelles dominations sociales transnationales¹⁴.

Camus aimait dire qu’il y a toujours des métaphysiques derrière les méthodes, Walter Benjamin ironisait sur le « petit bossu » de la théologie qui active les mécanismes des automates de l’économie et du politique. La théologie néolibérale s’est imposée comme croyance dans un univers culturel prédisant « la fin de l’histoire¹⁵ ». C’est bien d’une révolution symbolique dont il s’agit dont le principe fondateur est qu’il n’y a pas de solution aux problèmes économiques et écologiques que rencontre l’Europe qui ne soit soluble dans un universel néolibéral aujourd’hui en voie de mondialisation. Contester ce postulat ou le méconnaitre revient, comme l’a montré Dostena Lavergne, à reconnaitre sa dissidence, à se voir accusé d’être un « has been », attardé aux civilisations du passé. Au risque d’être lourdement pénalisé financièrement et symboliquement par les réseaux anglo-saxons hégémoniques. Les politiques et les Etats ayant fait faillite, le pouvoir se trouve transféré aux think tanks : « les hommes politiques seraient des marins naufragés, l’Etat un radeau emporté par la vague de la mondialisation¹⁶ ». C’est cette technocratie néolibérale que les peuples européens rejettent aujourd’hui, non sans parvenir à faire du politique un champ de ruines. Le succès d’un slogan des plus douteux¹⁷, « ni gauche, ni droite », en porte témoignage.

Cette inhibition du politique aujourd’hui se manifeste de multiple manières, mais toutes s’accompagnent d’une profonde désillusion quant aux vertus du néolibéralisme. La croyance dans un avenir meilleur grâce aux bienfaits de la mondialisation fait de moins en moins recette, du moins dans la culture européenne. En ce sens, j’ai l’habitude de dire que le néolibéralisme, en tant que vision politico-morale du monde, est définitivement mort… même s’il feint encore de l’ignorer, et s’il parvient à se maintenir par des institutions juridiques, technicofinancières et économico-sécuritaires.

Le risque populiste et le rejet d’une Europe technocratique émergent de cette crise de croyance dans la civilisation néolibérale des moeurs. L’avenir de notre modèle de démocratie perd, jour après jour, son lendemain. Et l’élection d’Emmanuel Macron appartient à cette crise.

Le paradoxe veut que ce soit un « pur produit » du système qui soit parvenu à se faire élire Président de la République française grâce à ce rejet… du système. Le risque « populiste » anti-européen porté par l’extrême-droite et reproché, la plupart du temps indûment, à la Gauche radicale, était inévitable. De ce point de vue Emmanuel Macron a raison de dire qu’il est le dernier recours face aux risques populistes de Droite comme de Gauche. Tout en oubliant qu’il est à lui tout seul, sans parti et sans ancrage local, un « populiste » de l’extrême centre¹⁸. Premier Consul du néolibéralisme à la française Emmanuel Macron aligne la France sur les standards mis en oeuvre depuis une trentaine d’années dans d’autres pays occidentaux, comme le Royaume Uni (avec Thatcher « brisant » la grève des mineurs) ou les Etats-Unis (avec Ronald Reagan et sa lutte contre les syndicats).

Bien sûr le risque d’ubérisation des métiers et de prolétarisation des professionnels ne date pas de l’élection d’Emmanuel Macron. Depuis une vingtaine d’années les gouvernements successifs se sont essayés à une mise au pas des services publics en « singeant » le modèle des entreprises privées¹⁹. La cause est entendue. Elle a nourri un fort ressentiment à l’égard d’un Parti Socialiste qui a manqué à ses promesses en poursuivant de manière plus light la politique de Nicolas Sarkozy.

La liberté dans les conditions d’exercice des métiers est remise constamment et férocement en cause depuis deux décennies par la logique gestionnaire, la financiarisation généralisée des actes professionnels, les évaluations quantitatives, formelles et procédurales. Ces manières d’évaluer et de « normer » les actes professionnels ont constitué le cheval de Troie des logiques de marché dans des secteurs qui en été jusque-là exempté. Elles sont parvenues à « endommager » la culture des services publics. L’efficacité de ces procédures est plus que douteuse, mais leur pouvoir de soumission sociale fût réel et profond.

Cette contre-révolution symbolique qui a façonné tous les métiers, notamment tous les métiers qui prennent en charge la vulnérabilité humaine comme le soin, l’éducation ou le travail social, a produit une nouvelle culture du travail, a fabriqué de nouvelles normes qui ont fini par être intégrées dans de nouvelles lois modifiant la culture des services publics ad nauseum.

Pour parvenir à cette nouvelle civilisation néolibérale des moeurs, il a fallu faire en sorte que les professionnels qui assurent ces missions d’intérêt public soient court-circuités dans la mise en oeuvre de ces changements affectant leurs services transformés en « entreprises publiques ». Et, qu’ils soient contraints, ces professionnels, non seulement par les lois qui modifient leurs institutions publiques, mais aussi par de nouvelles normes. Cette normalisation professionnelle des services publics procédant par une colonisation des valeurs et des pratiques sociales importées des marchés financiers.

Cette normalisation des professionnels s’est accouplée à une taylorisation des tâches qui permet une fragmentation, une rationalisation, un contrôle plus serré des conduites professionnelles. Tous les professionnels, même au plus haut degré de qualification, pâtissent de cette prolétarisation des métiers. Dans les hôpitaux, les universités, les tribunaux, les écoles, le secteur social, la culture, c’est la même colère, le même chagrin, parfois la même honte. Même ceux qui naguère se tenaient à distance des mouvements sociaux, comme les Professeurs d’Université-Praticiens Hospitaliers, protestent vivement aujourd’hui contre ce système.

Le système technicien d’organisation tayloriste et gestionnaire s’est généralisé à l’ensemble des métiers. Il a impulsé l’Appel des appels²⁰, mouvement initié début 2009 : médecins, psy, infirmiers, travailleurs sociaux, chercheurs, enseignants, magistrats, journalistes, acteurs de la culture etc., s’insurgeaient contre cette prolétarisation de leurs métiers, prolongeant le management tayloriste qu’avaient connu les ouvriers et les employés. C’est cette conversion des professionnels – conversion comme on le dit d’une religion – aux croyances du taylorisme, qui a préparé la révolution symbolique que nous avons connue, en particulier avec la RGPP et la LOLF.

Le « changement de mentalité et d’habitudes », auquel aspirait Taylor, oeuvre de manière totalitaire dans nos sociétés. Le projet politique du taylorisme, c’est l’individualisation des résultats et de leur évaluation, la pulvérisation – à tous les niveaux – du collectif. Le préfacier de la traduction française de l’ouvrage de Taylor l’avoue naïvement : la « science économique » établit des « lois inéluctables » que les Républiques (celle de 1789, comme celle de 1848²¹) auraient voulu à tort « transgresser » ! Le taylorisme c’est la servitude reconnue comme un fait de nature, l’éloge énamouré du darwinisme social.

Le système de domination sociale en oeuvre aujourd’hui dans tous les secteurs professionnels résulte en partie de leur libéralisation, jusque et y compris dans le travail social auprès des plus démunis, à l’université, dans les hôpitaux, dans l’éducation, dans la justice, à l’école, dans l’information et dans la culture. De nouveaux dispositifs d’intervention et d’évaluation ont été mis en place depuis deux décennies pour assurer l’hybridation de la culture du secteur privé avec les institutions du secteur public. J’insiste, il ne s’agit pas d’une simple hybridation des moyens matériels de financement, mais bien plus profondément d’une hybridation culturelle, je dirais à la manière de Walter Benjamin, d’une théologie. Théologie dont Emmanuel Macron est le grand prêtre aujourd’hui.

Cette nouvelle théologie n’est pas si nouvelle que ça dans ses référentiels et dans ses valeurs : elle propose d’allier compassion et efficacité. Elle oublie bien souvent cette phrase de Jaurès : « les hommes n’ont pas besoin de charité, mais de justice. » Les humains ont besoin de retrouver leur dignité, leur fierté, leur liberté d’êtres humains, à commencer par celles que procurent le travail et l’oeuvre. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il n’y aura pas de liberté politique aujourd’hui, de renouveau de la Démocratie, qui ne passe par la restitution de la liberté dans le travail, une liberté dans l’exercice des métiers. Le politique ne peut renaitre de ses ruines qu’à partir du champ social. C’est ce qui donne aux mouvements sociaux actuels toute son importance politique face à la théologie néolibérale « liftée » par Emmanuel Macron.

Cette théologie « entrepreneuriale », exemplaire du macronisme et de son « en même temps », juxtapose une belle rhétorique humaniste à des pratiques sociales ultralibérales. C’est ainsi que pour soit disant moderniser la France, les nouvelles politiques s’alignent sur les coutumes, les moeurs et les normes des modèles des années 1980, ceux de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. Il fallait bien des hommes nouveaux et habiles pour administrer ces vieilles recettes thérapeutiques.

C’est parce que la Gauche européenne n’est pas parvenue à déconstruire cette réification de l’homme au travail qu’elle a, jusqu’à maintenant, perdu la bataille contre le nouveau capitalisme globalisé, et qu’elle a fini par se discréditer auprès des peuples. La Gauche européenne a participé à cette construction d’un humain-automate qui expulse de l’imaginaire collectif le projet d’un travail au cours duquel l’humain se réalise pleinement, s’accomplit dans le processus d’une oeuvre. Le capitalisme d’Etat des régimes socialistes a poussé à l’extrême cette aliénation tayloriste de l’humain dans le processus de fabrication.

Jaurès disait que la Démocratie ne devait pas s’arrêter aux « portes des usines ». L’émancipation des servitudes sociales passe par une nouvelle politique des métiers, une politique restituant une dimension « oeuvrière » au travail. La confiscation de la capacité de se diriger et de décider par soi-même, cette perte de liberté dans les métiers, passe par le truchement du modèle entrepreneurial dans leur exercice, et par là affecte la manière de penser et de vivre des « usagers » qu’ils prennent en charge. La colère des usagers est détournée par les gouvernements contre les « statuts privilégiés » des professionnels. Mais, elle doit être analysée pour ce qu’elle est : une impitoyable transformation des humains en « vaches à lait » et en serviteurs de la technocratie. C’est à ce pitoyable management des humains par une « curatelle technico-financière » auquel il nous faut mettre un terme.

Je pense qu’Emmanuel Macron a, aujourd’hui, les moyens politiques d’imposer un point de non-retour s’il parvenait à casser le front syndical comme Margaret Thatcher a réussi à briser la puissance des syndicats anglais. Je sais bien qu’en histoire il faut se méfier du « démon de l’analogie », comme disait Marc Bloch, mais il convient de tirer les leçons des signaux que son exemple fournit lorsque dans le présent un événement nous fait signe. Comme l’écrit Walter Benjamin : « Décrire le passé tel qu’il a été », voilà, d’après Ranke, la tâche de l’historien. C’est une définition toute chimérique. La connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve²² ».

Les mouvements sociaux du printemps défendent notre liberté

J’apporte mon soutien à tous ceux qui luttent contre « la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et pardessus tout au travail ». On reconnait sans peine l’origine de ces paroles citées en exergue de cette tribune. Pierre Bourdieu les a prononcées en décembre 1995 à l’occasion des grandes grèves contre la Réforme des retraites. Nous pouvons aujourd’hui les reprendre mot pour mot à notre propre compte afin de nous mobiliser contre le déclin de la démocratie.

De nouveau aujourd’hui, et peut-être en pire, la « noblesse d’Etat », la technocratie néolibérale remet en cause l’existence de ce patrimoine commun, de ces biens communs que sont les services publics, plus radicalement que ne l’ont fait les deux quinquennats précédents. La SNCF, mais aussi l’hôpital et l’Université, sont aux avants postes de la défense de la Démocratie, de la défense de cette « propriété » des communs que sont nos services publics et qui permettent à tout citoyen, quel que soit son lieu de résidence, son âge, sa profession, son origine, d’avoir le sentiment d’appartenir à une même Nation. Si la Nation est un plébiscite de tous les jours, selon les paroles d’Ernest Renan, en retour la communauté qu’elle constitue apporte à chacun de ses membres la conviction de son droit d’égalité d’accès au soin, à l’éducation, à la culture, à l’information, à l’accompagnement social et aux transports.

Ces services publics doivent à tout prix être préservés de la corruption de la Finance et du Commerce globalisé. Nous savons ce que sont devenus les services qui ont subi la corruption des logiques gestionnaires et la pollution des évaluations financiarisant les actes professionnels et prolétarisant les métiers. Les pays européens qui ont cédé au chantage de la technocratie libérale mondialisée l’ont payé cher, politiquement et socialement. Dans ces pays de timides mesures tentent aujourd’hui de reprendre la voie des « nationalisations », ou contribuent au fonds de commerce des extrêmes droites nationalistes et populistes.

Le coût humain n’est jamais pris en compte dans la tyrannie des évaluations budgétaires. Il est temps d’exiger, face à la taylorisation des métiers et à la prolétarisation des professionnels et des usagers, d’exiger la prise en compte de l’humain dans l’économie des services rendus. Le renouveau d’une politique démocratique passera par là ou ne sera pas. Il n’y aura pas de liberté politique nouvelle sans liberté dans le travail. Et, il n’y aura pas de liberté dans le travail sans une profonde transformation des dispositifs d’évaluation.

Car pour parvenir à une évaluation démocratique des services, il faut dépasser le seuil de l’utilité immédiate des économies budgétaires pour savoir ce qu’elles peuvent coûter à long terme en prix d’humanité. Donc, il nous faut reprendre toutes les analyses budgétaires et prévisionnelles pour évaluer vraiment les conséquences sociales autant qu’économiques que leurs gestions engagent. On a dit, par exemple, que si la France avait bien résisté à la crise de 2007, elle le devait en partie grâce à son modèle social. Des chercheurs d’Oxford ont aussi récemment montré que pour la seule année 2015 la surmortalité dans les hôpitaux anglais, liée aux mesures austéritaires, pouvait être estimée à 30 000 décès supplémentaires. C’est ce type de données qu’il faut réintroduire dans nos évaluations chiffrées, en dépassant le court-terme qui privilégie les calculs des politiques néolibérales. L’oubli du prix « humain » est le biais méthodologique qui fausse tous les résultats des évaluations actuelles²³ qui repose sur une logique d’évaluation gestionnaire des moyens et non sur l’efficience des services par rapport aux finalités qui les justifient.

Au-delà de la défense des droits sociaux des grévistes, il faut bien reconnaitre que ce qu’ils défendent n’est rien d’autre que la solidarité nationale, solidarité nationale qui seule peut nous préserver des nationalismes et des populismes. Camus écrivait en 1955 dans sa très belle conférence à Athènes « j’aime trop mon pays pour être nationaliste²⁴ ».

Face à cette insurrection sociale des consciences le gouvernement s’efforce de fabriquer un « parti » ou un « syndicat » de l’opinion publique contre les grévistes. Il nous faut solidairement montrer que les grévistes protègent, au-delà de la défense de leurs statuts, nos biens communs et nos libertés. Face à un modèle consulaire qui réduit les corps intermédiaires, s’appuie sur des députés sans ancrage régional ou de parti politique historique, les citoyens convoqués par les mouvements sociaux du printemps doivent défendre des droits qui sont consubstantiels à une certaine vision de la politique et du « vivre-ensemble ». Avec une rare habileté et un grand talent le nouveau président a su exploiter l’effondrement et le discrédit des partis de gouvernement, ou qui prétendaient l’être. Il installe dans ce champ de ruines une autre forme d’administration qui lui ressemble, alliant commerce, technocratie et numérique.

Une tentation numérique de gouvernement des populations tente d’enterrer les volontés politiques d’émancipation sociale et subjective, dénie le désir de démocratie en utilisant les nouvelles technologies pour administrer l’humain avec des algorithmes. Ce risque d’un nouveau totalitarisme numérique, d’une nouvelle religion du numérique à même de transcender la religion du marché dont elle deviendrait le deuxième corps²⁵ existe pour celui qui n’a que des réseaux comme parti et soutien à sa politique. Mais, ce peut être bien suffisant pour imposer, par le truchement d’une ubérisation des métiers et une prolétarisation des professionnels, de nouvelles servitudes.

Les mouvements sociaux doivent s’emparer à bras le corps de ce problème : ils doivent impulser une nouvelle politique des métiers, aider à reconquérir la liberté politique par la reconquête de la liberté dans le travail, dans l’organisation des métiers. Pour cela, il convient en premier lieu de redonner aux professionnels le goût et le courage de parler ensemble, entre eux et avec les « usagers », afin de décider des conditions de services qui les concernent. Il faut a contrario du sarkozysme et du macronisme multiplier les représentations intermédiaires des salariés et des « usagers » pour créer des réseaux de démocratie à même de faire circuler des cahiers de doléances et de propositions. Il faut une évaluation qualitative, citoyenne, responsable fondée sur les récits, les témoignages, les dialogues. Il faut mettre un terme aux évaluations quantitatives, formelles et procédurales. Il faut des chiffres, oui, pour parler, mais pas pour nous faire taire²⁶.

Comment retrouver une liberté dans le métier qui permette de penser et de décider si ce n’est en utilisant justement les nouvelles technologies, non pour nous soumettre davantage mais pour nous libérer ? Alors que le macronisme prône une dissolution de la démocratie dans le numérique, une soumission des populations aux algorithmes, il nous faut parvenir à dissoudre le numérique dans la démocratie²⁷. Il nous faut reconquérir la démocratie des territoires occupés et colonisés par la technocratie. Cela commence à l’école, à l’hôpital, à l’université, dans le travail social et dans les médias. Les nouvelles technologies, robotique et numérique, devraient libérer du temps de travail. Cette libération pourrait accroitre le chômage ou réduire les salaires selon l’usage politique qui en sera fait. Le management par la peur du déclassement ou de la précarité peut conduire à ce que ce temps du travail humain réduit par les machines numériques et robotiques serve les profits.

Il me semble que l’on pourrait utiliser autrement ce temps libéré grâce aux machines numériques pour réfléchir ensemble, réfléchir à ce que l’on fait, à partager l’expérience sensible de la démocratie pour analyser nos actes professionnels et créer les moyens de les ajuster au mieux aux finalités de nos métiers. Ce serait du temps libéré pour le politique à partir des lieux du travail.

Face à la déshumanisation du taylorisme organisant de nos jours tous les métiers, nous pourrions créer les conditions d’une démocratie émergeant sur nos lieux de travail. Nous pourrions évaluer par le débat, l’analyse, et décider, partager, en rendant vivante cette phrase d’Hannah Arendt nous rappelant que : « la liberté – la vraie liberté – requiert la présence d’autrui ». Ce qui suppose que ces biens communs, ces « propriétés sociales » que sont les services publics soient protégés de la corrosion néolibérale qu’altèrent depuis deux décennies les réformes des gouvernements successifs et auxquels les politiques actuelles veulent donner le coup de grâce. Nous ferions ainsi entrer la démocratie sur les lieux du travail grâce au temps gagné par l’usage des machines. Ce qui n’a pas été le cas jusque-là. L’enjeu politique et anthropologique est considérable.

Le déclin, et peut être l’agonie, des contre-pouvoirs politiques, parlementaires, régionaux, locaux, syndicaux, menace sérieusement le concept de liberté. Non que le Président Macron ait un goût prononcé pour la dictature, comme on se plait stupidement à le dire, mais parce qu’il incarne une volonté politique qui, paradoxalement, oeuvre à la disparition du politique, du moins du politique au sens d’Hannah Arendt²⁸. Au mieux, ce type de régime politique qui combine l’autorité d’un seul et la servitude en réseau de tous, conduira à une démocratie numérique, « sépulcre blanchi » du débat démocratique. L’économie et la propagande, par le truchement des règles numériques et formelles de la nouvelle technocratie, pourraient suffirent à suppléer à un appareil d’Etat affaibli. Nous aurions ainsi atteint l’ère des « post-démocraties ». A moins qu’avec les mouvements sociaux du printemps nous ne parvenions à restituer au monde globalisé le charme de la pluralité des humains, cette pluralité des hommes qui fait le domaine du politique et que le néolibéralisme a détruit. Ce qui suppose de redonner au politique une dimension spirituelle compromise par le désenchantement du monde.

Comment, pour finir, ne pas évoquer André Malraux invitant à donner à notre siècle la « spiritualité » qui lui manque ? Cette spiritualité qui se révèle comme la dimension spécifique de l’humain dans son rapport à l’autre que requiert le concept de liberté : « le drame de la civilisation du siècle des machines n’est pas d’avoir perdu les dieux, car elle les a moins perdus qu’on ne dit : c’est d’avoir perdu toute notion profonde de l’homme.²⁹ » Il avait eu cette intuition prophétique : « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connu l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux.³⁰ » Non sans avoir souligné, précédemment, que « depuis cinquante ans, la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse.³¹ »

¹ Roland Gori, Président de l’Association Appel des appels, Psychanalyste, Professeur honoraire de Psychopathologie Clinique à Aix- Marseille –Université. Président de l’Association Appel des appels. Derniers ouvrages parus : La Dignité de penser, Paris : LLL, 2011 ; La Fabrique des imposteurs, Paris : LLL, 2013, Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? Paris : LLL, 2014 ; L’individu ingouvernable, Paris : LLL, 2015 ; Un monde sans esprit. La Fabrique des terrorismes, Paris : LLL, 2017.
² Pierre Bourdieu, « Contre la destruction d’une civilisation », in : Contre-feux, Paris : Liber-raisons d’agir, 1998, p. 30.
³ Albert Camus, Éditorial de Combat du 19 novembre 1946.
⁴ Roland Gori, Un monde sans esprit. La Fabrique des terrorismes, Paris : LLL, 2017.
⁵ Roland Gori, 2015, L’individu ingouvernable, Arles, Actes Sud, 2016.
⁶ Umberto Ecco, Reconnaître le fascisme (2010), Paris: Grasset, 2017.
⁷ Simone Weil, Ecrits sur l’Allemagne 1932-1933, Paris: Payot & Rivages, 2015.
⁸ Simone Weil, ibid., p 41.
⁹ Hannah Arendt, Le système totalitaire (1951), Paris : Seuil, 1972.
¹⁰ Roland Gori, 2015, L’individu ingouvernable, Arles, Actes Sud, 2016.
¹¹ Régis Debray, Civilisation : Comment nous sommes devenus américains ? Paris : Gallimard, 2017.
¹² Dostena Anguelova-Lavergne, Think tanks : imposteurs de la démocratie, CS éditions Paris, 2018 (à paraître).
¹³ Roland Gori, 2009, « Les scribes de nos nouvelles servitudes ». Cités, n° 37, p. 65-76.
¹⁴ Roland Gori, 2011, op. cit. ; 2013, op. cit.
¹⁵ Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), Paris : Flammarion, 2009.
¹⁶ Dostena Anguelova-Lavergne, op. cit., page 239.
¹⁷ Ce slogan, comme l’a montré Zeev Sternhell, fût celui des mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres. Cf. Zeev Strenhell, Ni droite ni gauche L’idéologie fasciste en France, Paris : Gallimard, 2012.
¹⁸ Roland Gori, 2017, “En même temps” ou le grand écart du nouveau président, Libération, 23 juillet http://www.liberation.fr/debats/2017/07/23/en-meme-temps-ou-le-grand-ecart-du-nouveau-president_1585661
¹⁹ Abelhauser A., Gori R., Sauret M.J., 2011, La folie évaluation Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris : Mille et une nuits-Fayard ; Roland Gori, Christian Védie, 2014, « A travers les mailles des grilles : le sujet », In Barbara Cassin (sous la dir. de), Derrière les grilles Sortons du tout-évaluation, Paris Mille et une nuits, p. 139-174.
²⁰ Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (dir.), L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et Une Nuits, 2009.
²¹ On se demande bien pourquoi en 1927 Le Chatelier se limite à ces deux Républiques et à leurs « efforts faits pour en transgresser quelques-unes [de ces lois économiques] qui ont piteusement échoué. » (In Frederic Winslow Taylor, Principes d’organisation scientifique (1911) ; Paris, Dunod, 1927, p.7).
²² Walter Benjamin, Écrits français [1972], Paris, Gallimard, 1991, p. 435-436.
²³ Roland Gori, 2013, op. cit.
²⁴ Albert Camus, « Sur l’avenir de la tragédie (29 avril 1955) », in : Oeuvres complètes III 1949-1956, Paris : Gallimard, 2008, p. 1127
²⁵ Ernst H. Kantorowicz, “Les Deux Corps du Roi » (1957), in : Oeuvres, Paris : Gallimard, 2000, p. 643-1332.
²⁶ Roland Gori, 2011, op. cit. et 2013, op. cit.
²⁷ La démocratie est-elle soluble dans le numérique ? Conférence de Roland Gori à la Sorbonne le 28/02/2018
²⁸ Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (2005), Paris, Seuil, 2014.
²⁹ André Malraux, 1955, L’Express, 21 mai 1955.
³⁰ André Malraux, 1955, L’Express, 21 mai 1955.
³¹ André Malraux, 1955, L’Express, 21 mai 1955.

Par Roland Gori, à lire dans Libération